Dix ans après la fusion qui a transformé Chicoutimi, Jonquière, La Baie, Lac-Kénogami, Laterrière et Shipshaw en une seule, unique et grosse ville de Saguenay, le maire Jean Tremblay est encore enthousiaste. La fusion, dira-t-il deux fois au journaliste venu de Montréal, a mis un terme à l'époque «village» dans les affaires municipales du Saguenay.

Derrière son imposant bureau de l'hôtel de ville, Jean Tremblay est fidèle à ce personnage médiatique qui en fait une célébrité dont la renommée dépasse les frontières de sa région: une fontaine de franc-parler, un monument de gros bon sens, une ode à la candeur...

La fusion a mis un terme aux chicanes de clocher entre les municipalités, assure Jean Tremblay. Il donne en exemple le géant du détail Costco qui, jadis, cherchait à s'implanter dans le coin.

«Chicoutimi leur a donné 1 million en avantages pour que le magasin vienne ici plutôt qu'à Jonquière. Moi, aujourd'hui, si une compagnie me dit: On va aller s'établir à Jonquière, je leur dis: Vas-y! «

Le maire l'assure, avec une moue: «C'est moins village...»

Jean Tremblay s'emballe quand il évoque l'élan de sa ville, qui s'est dotée d'un organisme de développement, Promotion Saguenay, «avec trois MBA et un actuaire»; qui parle désormais d'une seule voix à Québec et à Ottawa, «ce qui a aidé pour la route du parc des Laurentides» et qui a pu se payer ce port dans l'arrondissement de La Baie, pour accueillir les bateaux de croisière: «L'ancienne Ville de La Baie, avec ses 21 000 habitants, n'aurait jamais pu se payer ça seule.»

Bien sûr, le maire Jean Tremblay a un côté bourru qui semble, parfois, sortir d'un village. Ces brimades infligées aux journalistes, ce combat pour imposer la prière au conseil municipal, par exemple. Mais quand on l'écoute raconter ses négociations avec Québec et Ottawa, quand il évoque une mission de promotion à l'hôtel George V de Paris, on se dit que, oui, ce maire est le maire d'une grande ville...

«Il y a 15 ans, notre préoccupation, c'était d'en avoir plus que la ville d'à côté. Et Québec jouait là-dessus. Ça marche pas, ça! Ça fait village.»

Réjean Simard, dernier maire de La Baie, opposé aux fusions imposées par le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, l'aimait, lui, son village. «Le gouvernement a passé le rouleau à asphalte pour que tout le Québec soit pareil. Ça fait l'affaire du gouvernement; il y a moins d'intervenants.»

De son salon, Réjean Simard a une vue à pleurer de la magnifique baie des Ha! Ha!, où débarquèrent ses ancêtres venus de France. Assis sur le bout du sofa, M. Simard raconte une époque révolue, où «on avait trois villes - Chicoutimi, Jonquière, La Baie - viables», où une certaine lumière jaillissait des chicanes de clocher...

«Ce n'est pas parce qu'on était petits qu'on était inefficaces...»

Réjean Simard vous le dira: sa dissension, devant les fusions, est philosophique. Il en a contre le big is beautiful imposé par Lucien Bouchard et épousé par Jean Tremblay. Le modèle municipal actuel, dit-il, favorise un maire «j'allais dire dictateur, mais c'est trop fort, disons un maire beaucoup plus fort», avec des conseillers «pas aussi présents qu'ils devraient l'être».

Mais concrètement, qu'est-ce que la fusion a changé, pour la moyenne des Bleuets? Réjean Simard réfléchit à la question. Longuement. Puis: «C'est dur de répondre, finit-il par dire. Sur le plan matériel, c'est à peu près la même chose, si je veux être honnête. Le matériel est assuré. Les gens n'ont pas vu de différence dans la façon de gratter les rues...»

On écoute Réjean Simard, on l'écoute parler de son parcours dans le monde de l'éducation, du communautaire, on l'écoute parler de son passé d'homme «impliqué» (ses états de service, décrits sur le site de l'Ordre national du Québec, sont longs comme la rivière Saguenay) et on se dit que cet homme-là vient d'un autre univers que celui de Jean Tremblay.

Réjean Simard s'ennuie de l'époque où les municipalités, plus petites, étaient plus près des gens. Il croit qu'en imposant les fusions, le Parti québécois a «réduit la démocratie», en réduisant l'engagement des citoyens. «En éliminant les villes, les commissions scolaires, ça crée un déficit démocratique. Le PQ rate la marche vers la souveraineté, car il ignore le besoin de valorisation des citoyens.»

Vincent Morin, professeur au module des sciences de l'administration de l'Université du Québec à Chicoutimi, a étudié les villes fusionnées en 2002. Selon lui, c'est clair: ces villes fusionnées n'ont pas réalisé d'immenses économies d'échelle, pas plus qu'elles n'ont connu d'explosion de coûts.

Si on se fie aux chiffres, les villes fusionnées, dit le professeur Morin, ne sont pas mieux gérées, depuis 10 ans, que les villes épargnées par les fusions.

Il reste donc l'intangible, pour parler en langage de hockey. L'élan d'une ville, la force de parler d'une seule voix: comment mesure-t-on cela? Ça dépend de sa vision de la vie. De sa vision de la ville.

Et il semble bien qu'en 2012, la vision qui a gagné, c'est celle de Jean Tremblay. Pas celle de Réjean Simard. Un sondage mené pour le journal Le Quotidien est implacable: le taux de satisfaction des citoyens envers la ville fusionnée dépasse les 70%. À La Baie, il est de 78%.

En 2012, big is beautiful.