La tempête faisait rage. Montréal, figé et dépeuplé, ressemblait à s'y méprendre à l'intérieur de mon congélateur 30 jours après l'émission du chèque...

Ce n'est pas avec ces mots que commence la chronique de Pierre Saint-Amour. Elle commence plutôt avec sa description du jeu d'échecs comme interface pour établir un contact avec les gens.

Je suis tombé sur la chronique de Pierre en tant que juré au concours de journalisme de L'Itinéraire, ce bimensuel produit par des poqués qui luttent contre l'itinérance. Ça s'appelle Le météore et ça raconte sa rencontre avec une femme qui, un jour de tempête, entre au local de L'Itinéraire, coin Sainte-Cath et De Lorimier...

Je songeais depuis un bon moment déjà à lever l'ancre quand, soudainement, elle franchit le seuil de l'établissement, couverte de neige...

Ces jours-ci, je ne sais pas trop pourquoi, je pense souvent à la chance. Ou au manque de chance. En cette époque qui tangue à droite, les gagnants, les self-made-men qui voulaient et qui ont pu ont la cote. Les poqués? Leur faute. On oublie le rôle fou et obscur de la chance. Et de la malchance.

Tenez, si Pierre avait levé l'ancre, ce jour-là, aurait-il fait cette partie d'échecs avec cette femme aux cheveux «aux reflets argentés», aux yeux «azuréens», et dont émanait du visage un «je-ne-sais-quoi de candeur et d'abandon» ?

-Salut.

-Salut.

Elle but une gorgée de café, sourit, puis dit:

«On s'en fait une petite?»

Probablement pas. Et il n'aurait pas accouché de cette chronique qui a été primée au concours. La chance est une femme qu'on n'attendait pas.

Je lisais les textes des finalistes et, encore, tout me ramenait à la chance. À ce que je tiens pour la plus grande des chances : tomber dans une famille qui ne vous bousillera pas trop...

C'est fou, quand même, pensez-y: vous tombez dans une famille de merde. C'est comme sauter sur la glace avec des patins à roues alignées: personne n'est étonné que ça finisse mal. Je pense à Linda Pelletier, elle aussi finaliste au concours de L'Itinéraire, qui a écrit Dans mon petit lit: Il enfouissait ma tête dans l'oreiller et me fouillait entre les jambes...

Ce qui est étonnant, quand t'es grande, quand t'as survécu à cette malchance originelle, c'est que tu vendes L'Itinéraire au Provigo de la rue Beaubien. Que tu sois encore là, droite comme un chêne...

Mais je m'éloigne, je vous parlais de Pierre Saint-Amour, de son Météore. J'allais vous dire que la fille aux cheveux argentés n'avait pas de logis...

Les contraintes imposées par le centre d'hébergement l'exaspéraient, mais elle n'avait pas le choix: elle devait s'en accommoder. Faute de mieux. Un long silence s'ensuivit. Puis elle dit: «Je peux dormir chez toi?»

Quand Pierre est monté sur scène, avec les autres poqués finalistes, j'ai réalisé ma chance. J'arrive à 40 ans, je suis tombé dans une famille où on ne m'a pas trop bousillé. Ma vie va bien. Pas de mauvais souvenirs; dans la tête, j'ai des bébittes, mais aucune qui ne soit dans le DSM-IV; pas d'amour particulier pour la bouteille ou la seringue. Je fais un métier formidable, j'ai un toit, des REER, un enfant en santé et, en plus, j'ai autant de cheveux qu'à 17 ans...

Bref, je me sens coupable.

Quand je m'éveillai ce matin-là, tyrannisé par une tension intérieure insoutenable, je mis un certain temps à comprendre ce qui m'arrivait. J'étais allongé sur le flanc. Marie, blottie dans mes bras, la croupe fermement appuyée contre mon bassin, avait été attirée comme un aimant par la chaleur apaisante de mon épiderme. Tous mes sens étaient en émoi...

Je ne sais pas ce qui a fait flirter Pierre avec l'itinérance. Mais je lis et relis son Météore et, c'est sûr, avec de la chance, peut-être même juste un peu de chance, ce gars-là aurait pu écrire dans un journal, avoir une vie normale, des REER, un toit...

Je relis, en diagonale, les textes du concours de journalisme de ce formidable projet qu'est L'Itinéraire. N'arrêtez pas d'écrire, Lyne Saint-Pierre, Franck Lambert, Jean-Marie Tison, Quapryce Basque, Gilles Leblanc, Sylvie Desjardins et les autres.

Écrire, c'est tuer ses bébittes. Une à la fois, mais quand même.

Et comme l'a écrit Pierre, joliment: «À l'occasion, quand la vie souffle en rafales, on la met en parenthèses.»

Au bout de trois mois, Marie s'éclipsa discrètement et je n'entendis plus parler d'elle. Fugace, elle avait été un météore qui a traversé la voûte céleste de mon existence. La nuit, parfois, je me plais à imaginer Marie sous l'aspect d'un succube qui s'unissait aux hommes désemparés...