Sur la table de cuisine où Kunthy Chhim et Marie-Pierre Dubé me racontent leur histoire, il y a un de ces petits livres de naissance qui servent à documenter la gestation d'un enfant et ses premiers mois sur Terre. Titre: La bête. Sur fond de dessins ludiques, on y trouve les mots enthousiastes de ce jeune couple, destinés à leur petite Kethsana...

Des photos de Kunthy qui fait le pitre. Des photos de Marie-Pierre montrant la progression de sa bedaine...

Mais Kethsana ne verra jamais ce livre. Juste avant l'accouchement, le 9 janvier, son petit coeur a cessé de battre. On appelle ça une mort périnatale.

Ce qui s'est passé?

On ne sait pas. Il y a eu une autopsie. Ils attendent les résultats. Ça pourrait prendre, dit Marie-Pierre, jusqu'à six mois.

Entre-temps, il y a ce deuil à faire. Les couches à donner. Le landau à ranger.

Et il y a cette pétition qu'ils ont lancée, comme ça, sur un coup de tête, ou presque. En tout cas, Marie-Pierre était encore à l'hôpital quand ils en ont eu le flash, Kunthy et elle.

La pétition, sur le site de l'Assemblée nationale depuis moins de deux semaines, réclame un truc tout simple: «Congé parental pour le père en cas de deuil périnatal». Traduction: dans ces cas où un enfant meurt après 20 semaines de grossesse, la mère a droit au congé prévu dans le Régime québécois d'assurance parentale (RQAP).

Le père?

Rien.

Dans le cas des pères comme Kunthy, ça signifie qu'après avoir reçu une claque sur la gueule du destin, ils ont droit à cinq petits jours de congé, dont deux payés (en vertu de la Loi sur les normes du travail). Après, c'est le retour au boulot. Bonne journée, chéri...

Cette aberration est dénoncée depuis longtemps, me signale Francine de Montigny, professeure en sciences infirmières à l'Université du Québec en Outaouais (UQO) et titulaire de la chaire de recherche du Canada en santé psycho-sociale des familles.

«Ça fait plusieurs années que des parents se battent contre cette mesure, mais ils le font de façon isolée. Là, cette pétition, c'est différent: en moins de 24 heures, on avait accumulé autour de 1300 signatures.»

La pétition, déposée par Carole Poirier, la députée de Kunthy et de Marie-Pierre, a fait le tour des forums et blogues consacrés à la maternité, suscitant sympathie et indignation. Hier matin, la pétition comptait plus de 7000 signatures.

Encore mieux: la ministre de l'Emploi, Julie Boulet, a eu vent de la pétition. Elle a téléphoné cette semaine à Geneviève Bouchard, PDG du Conseil de gestion de l'assurance-parentale, qui chapeaute le RQAP, pour voir s'il n'y a pas lieu de couvrir les pères endeuillés de la même façon que le Régime couvre les mères.

C'est peut-être le début d'une prise de conscience qui va mener à un changement législatif. Peut-être.

Ce qu'espère Kunthy, c'est qu'un congé de cinq semaines permette aux pères endeuillés de vivre leur peine, en famille, sans avoir à sauter immédiatement dans le tourbillon métro-boulot-dodo.

Ça, c'est le côté pratique. Il y a aussi le symbolique.

Kunthy: «Ne pas avoir ce congé, c'est comme si on me disait: toi, t'es l'assistant de la mère, t'es pas le père. Pourtant, on ne devient pas père juste quand l'enfant naît.»

Marie-Pierre: «Le père vit un deuil, lui aussi. Ce congé lui permettrait de vivre son deuil, de se rebâtir, avec la mère.»

Au fond, ce dont il est question ici, ce n'est pas tant de paragraphes dans une loi que de la reconnaissance du deuil des hommes. Pour Francine de Montigny, qui anime depuis 12 ans un atelier pour les parents frappés par un deuil périnatal, c'est clair: «Les groupes de deuil, bien souvent, ce n'est pas la tasse de thé des hommes. Parler de leur souffrance, écouter celle des autres, c'est comme si ça amplifiait leur souffrance. Alors ils retournent travailler, ils font rouler la maison...»

Le temps passe, dit Francine de Montigny, et ils n'ont jamais trouvé les mots pour dire leur souffrance, leur détresse. Ça les rattrape, sous forme de symptômes dépressifs, bien souvent quand arrive un autre enfant dans leur vie. «Cinq semaines de congé du RQAP, ce serait d'abord une reconnaissance de la souffrance de l'homme, dans son rôle de père. C'est dire: «T'as le droit d'avoir de la peine.» Et ça permet d'être en phase avec la mère, de vivre le deuil ensemble. On le voit: les pères qui peuvent se permettre un arrêt de travail deviennent plus soudés avec leur conjointe.»

J'entends d'ici les voix habituelles du triomphe de l'individu: encore du monde qui compte sur l'État...

Ce qui est absolument certain, c'est que bon an, mal an, le RQAP verse autour de 4,6 millions à des mères d'enfants mort-nés. Quand on sait que les mères, toutes proportions gardées, reçoivent plus de prestations que les pères en vertu du RQAP, on peut dire sans se tromper que reconnaître la douleur des pères comme Kunthy coûterait encore moins que 4,6 millionspar année...

Des pinottes.

Mais la balle est dans le camp de Mme Boulet et du RQAP...

Pour le reste, pour la vie, j'aime penser que, peut-être, plus tard, ce petit coeur qui s'est arrêté de battre dans le ventre de Marie-Pierre aura été le début de quelque chose.