Pendant plus de 50 ans, il a martelé que l'État doit être le promoteur actif et responsable du bien commun.

Qu'est-ce que le bien commun, M. Chartrand?

Certainement pas la somme des intérêts individuels, tabarnak.

On se souviendra beaucoup plus des tabarnaks qui ponctuaient ses phrases que de tout le reste, comme si, commentant l'oeuvre considérable d'un écrivain, on disait : c'est incroyable le nombre de virgules qu'il y a là-dedans.

Michel Chartrand a été pendant plus de 50 ans la voix de la gauche, son fer de lance, il en faisait rabattre aux boss, aux puissants, aux gouvernants. Il était la voix des ouvriers. Il était habité par de grands mots, solidarité, égalité, liberté, justice sociale, indépendance aussi, mais c'est autre chose. Des mots qui aujourd'hui n'ont plus guère de vigueur, mais qui collaient bien à la réalité des grandes luttes ouvrières qui ont marqué le Québec des années 60-70.

Bien avant Bourdieu, il a dénoncé la «tyrannie des experts», des économistes, des théoriciens du libéralisme économique. Il n'était pas lui-même un théoricien - c'est son ami Pierre Vadeboncoeur qui l'était pour deux - il n'était pas un théoricien, mais il était beaucoup plus qu'un tribun populiste, il incarnait la lutte, il était de cette culture de lutte et d'opposition dans laquelle la gauche a toujours donné le meilleur d'elle-même (alors que lorsqu'elle est au pouvoir elle est souvent aussi pire que la droite).

On me dit que Michel Chartrand est mort lundi soir, je vous dirais bien, pour rigoler, qu'il est mort des suites du budget de M. Charest, mais la réalité est encore plus triste. Il est mort avec bien d'autres, avec le socialisme, le 9 novembre 1989 au pied du mur de Berlin. Plus personne (excuse-moi Amir, presque plus personne) pour contester la pensée unique de ce dernier budget justement. Oh, bien sûr, des gens sont descendus dans la rue pour s'en prendre aux élites politiques, mais même ceux-là concédaient que le gouvernement devait redresser la barre des finances publiques. Un Michel Chartrand lucide n'eût rien concédé du tout, il aurait dit quelque chose comme:

Encore une fois ils sont en train de nous fourrer au nom de la modernité économique, tabarnak. Et il aurait eu raison.

LE MOINE - J'ai rencontré Michel Chartrand une fois, c'était il y a bien longtemps, il n'était pas encore un personnage. Je venais d'arriver au pays ou presque. Je frayais avec les gauchistes radicaux dont plusieurs allaient bientôt devenir felquistes, notamment Pierre Vallières, c'est lui qui m'a présenté Michel Chartrand. On avait parlé de Cuba d'où Chartrand revenait bien emballé, c'était dans ce café de la rue Saint-Denis qui faisait (fait encore?) le coin nord du carré Saint-Louis et c'était assurément un dimanche matin parce que lorsque Michel Chartrand s'est levé pour nous quitter, il avait dit : bon, les amis, je vous laisse, je vais être en retard pour la messe.

T'as des drôles d'amis, j'avais dit à Vallières après son départ, il va vraiment à la messe, ce con?

Je ne l'ai plus jamais rencontré, mais chaque fois qu'il a surgi dans l'actualité, dans une conversation, à la télé, dans le journal, chaque fois, c'est-à dire 12 milliards de fois jusqu'à sa mort lundi soir, chaque fois cette petit voix incrédule dans ma tête : y va à la messe!?!?

LE PERSONNAGE - Michel Chartrand aura été le chef syndical le plus aimé des Québécois. Curieusement, les gens que j'ai connus qui l'aimaient le moins étaient des responsables syndicaux qui ont eu à composer avec lui lors de ses dix années à la présidence du Conseil central de la CSN. Il est juste d'ajouter qu'à l'époque, la CSN était traversée de courants parfois bien contraires et tumultueux.

Il m'irritait pour une autre raison. J'avais un ami et collègue, Robert Duguay, qui lui portait une grande admiration. À cette époque, Bob tenait une chronique d'humeur comme la mienne dans La Presse. Un soir que Michel Chartrand prenait la parole à L'Alliance française sur Viger, Bob s'y rend avec le projet de tirer le portrait de son idole, il l'aborde timidement - Bob était plus timide qu'une souris - bonjour, je suis Robert Duguay, du journal La Presse, bredouille-t-il. Ah ben tabarnak, l'envoie chier l'autre à tue-tête, ah ben tabarnak, un autre pourri, faut être pourri pour travailler pour La Presse...

Il m'irritait, disais-je, comme tous ceux-là qui ont fini par devenir leur personnage, je pense à Henri Tranquille, à Bourgault (non, pas à Miron, Miron n'a jamais eu besoin de devenir son personnage, il l'était).

J'évoquais plus avant Pierre Vadeboncoeur, décédé en février à un âge vénérable lui aussi, longtemps conseiller juridique à la CSN. La mort de ces deux-là laisse les vieux gogauches comme moi orphelins, snif, snif, je sais bien qu'on est entre bonnes mains avec Françoise et Amir mais ça manque, comment dire? De tabarnak. Tu pourrais pas te forcer un peu, Françoise? Ou toi, Amir? En iranien? Comme ça, la lutte serait finale et multiculturelle.