Je suis allé une fois à Sofia sans le faire exprès, j'allais en reportage au Kosovo, un de ces voyages plein de correspondances manquées. Trouvant à me caser en dernière minute sur un vol Thessalonique-Sofia, j'ai fait Sofia-Skopje le lendemain en autobus. Je ne me souviens de rien d'autre que des trois heures d'attente à la frontière macédonienne, et d'un employé du vieil hôtel Bulgaria qui sans doute pour me rendre la monnaie de mon généreux pourboire m'avait glissé: ne prenez pas les taxis de l'hôtel, ils sont dix fois plus chers que les autres.

C'est à peu près tout ce que je sais de la Bulgarie. Qui gouverne en Bulgarie? Aucune idée. Combien sont-ils? Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus ce qu'on dit des Bulgares, vous savez ces préjugés selon lesquels les Français seraient arrogants; les Allemands, lourds; les Belges, belges; les Italiens, délinquants. Les Bulgares? Jamais rien entendu, sauf d'une amie qui avait un amant bulgare et qui disait souvent: oh là là, oh là là! Sans qu'on puisse deviner si elle avait mal ou du fun.

Une fois, lors de la couverture d'une Coupe du monde de soccer, j'ai rencontré un Bulgare. Je crois bien que c'est le seul que j'ai jamais rencontré, il s'appelait Hristo Stoichkov, c'est ni plus ni moins le Maurice Richard bulgare, un fabuleux joueur de soccer, et une sacrée tête de con, mais cela n'a strictement rien à voir avec la Bulgarie, tout à voir avec son statut de superstar dans un sport où la tête de con pullule, pensons à Cristiano Ronaldo qui est portugais, Paul Gascoigne qui est anglais, Cantona qui est français, etc.

Je fréquente aussi depuis des années deux autres Bulgares sans les avoir jamais rencontrés, Julia K., la très jolie femme de Philippe Sollers, et le mari philosophe de Nancy Houston, Tzvetan Todorov, dont je ne partage pas les vues sur la littérature - mais encore là rien à voir avec la Bulgarie (1).

Vous devez bien vous demander pourquoi je vous parle de la Bulgarie.

Voici.

L'autre midi, mon boss m'appelle. Il était en train de répondre à l'ultimatum d'une dame bulgare qui le sommait de me sommer de m'excuser. Je m'adresse à vous sous la recommandation du Conseil de presse auquel je m'étais adressée initialement... Et la dame - prof d'architecture à l'UdeM - de raconter qu'étant d'origine bulgare, elle s'est empressée de lire ma chronique intitulée La Bulgarie... pour découvrir qu'il n'y avait aucun lien avec la Bulgarie, sauf le fait que le terme «bulgare» était utilisé comme une insulte, totalement non fondée et hors contexte, dans l'expression «crisse de Bulgare».

Elle souhaite des excuses.

Ce qu'elle dit est exact. Dans cette chronique intitulée La Bulgarie, je ne parlais pas du tout de la Bulgarie, je parlais de cinéma, je disais que devant certaines critiques complaisantes (de film québécois) je me sentais «tout à coup comme un crisse de Bulgare qui vient de débarquer et qui ne comprend rien à rien».

Je jure de ma surprise quand, le lendemain, j'ai lu tous ces courriels courroucés de lecteurs d'origine bulgare. Merde, merde, j'aurais dû y penser. Mais voilà: je n'y ai pas pensé. Pourquoi? Parce que disant crisse de Bulgare, je ne pensais pas crisse de Bulgare. Je ne pensais pas bulgare du tout.

Je vous vois dubitatifs. Savez-vous ce qu'est un tic de langage? Dans ma bouche, bulgare est une sonorité avant d'être un mot. Bulle et gare, deux syllabes qui ne renvoient à strictement rien de balkanique. Je viens de faire une recherche dont le résultat m'étonne grandement, au cours des deux dernières années j'ai utilisé seulement trois fois le mot bulgare dans mes chroniques, dont une fois l'automne dernier, de Berlin d'où j'écrivais: j'aime les Bulgares. Curieux, la dame n'a pas relevé cette mention. Elle a bien fait. Ce n'était que le même tic sous une autre forme.

Trois fois seulement, j'aurais juré au moins 50 fois parce que dans mon quotidien je suis toujours en train de dire bulgare, bulle-gare. Ma fiancée conduit, je dis: envoye, dépasse-moi ce Bulgare, je suis pressé. J'appelle une de mes amie La Bulgare: elle est suisse. L'autre jour, je jouais au basket avec mon voisin, hé le Bulgare, tu me le passes ce ballon?

Pourquoi tu me traites de bulgare?

Moi? Je t'ai traité de bulgare?

De nombreux Bulgares fâchés me disent: vous auriez peur d'écrire crisses de juifs. Encore aujourd'hui, dans un autre courriel: auriez-vous écrit crisse d'Haïtiens?

Bien sûr que non. Quel rapport? Il n'y a pas dans l'air de «question» bulgare, je ne connais personne qui n'aime pas les Bulgares. Ou les Slovènes. Ou les Luxembourgeois. Demandez-moi si j'écrirais crisses de Luxembourgeois? Bien sûr.

Je ne crois pas que ce soit là la réponse qu'attendait la dame. Ni le Conseil de presse. Je serai probablement blâmé, et non, cela ne m'indiffère pas.Rien à voir, un peu quand même, la lettre de la dame se termine par une incroyable envolée patriotique dont voici, en italique, les lignes principales qui m'ont laissé pantois:

La Bulgarie: un pays fondé en 681 (non, ce n'est pas en 1681!).

Ciel madame, j'ai trois passeports, canadien, français et italien, aucun de ces pays ne remonte à aussi loin que 681. Je n'avais jamais réalisé combien c'est important. Je vais de ce pas me faire citoyen égyptien, l'Égypte remonte, me dit-on, à la plus haute Antiquité qui soit.

Il y a dans notre pays neuf sites classés «patrimoine mondial» par l'UNESCO.

Le Vieux-Québec aussi, madame, est classé par l'UNESCO, cela ne l'a pas empêché de devenir un frénétique parc à touristes.

Taux d'alphabétisation de la population (en Bulgarie): 98,2%.

Là, petite coquine, avouez que vous essayez de me faire déraper encore. Vous ne m'aurez pas. Non madame, je ne vous demanderai pas où sont passés les autres, les 1,8% d'analphabètes bulgares. De toute façon, je le sais.

(1) Pertinente à cette chronique et pouvant l'éclairer, lire la réflexion de Todorov sur le racisme, l'antiracisme et l'anti-antiracisme dans L'homme dépaysé, au Seuil, de la page 121 à la page 133. Quant à l'opinion du même sur la littérature - vous aimerez cela si vous aimez entendre que le lecteur a toujours raison (ce n'est pas mon cas!) -, La littérature en péril, Flammarion, 2007.