Christiane aurait eu 54 ans ces jours-ci. Quand elle a rencontré Michel il y a six ou sept ans, elle était déjà en fauteuil roulant, atteinte de sclérose en plaques.

Son état s'est dégradé dramatiquement au cours des deux dernières années. Si bien qu'il y a quelques semaines, elle a annoncé à Michel - dont elle était séparée - que sa décision était prise: elle irait très bientôt mourir en Suisse où le suicide assisté est légal. Elle avait déjà fait toutes les démarches nécessaires auprès de Dignitas, l'organisme qui s'occupe des «détails» de la chose. Tout est réglé, coupa-t-elle dans les protestations de Michel, tout est réglé et c'est toi que j'ai choisi pour m'accompagner.

Peu de gens étaient dans le secret, son frère, une amie, son neurologue, forcément, qui devait attester de son état auprès de Dignitas, et Michel. On mesurera sa détermination dans cette lettre que ses amies ont reçue après le fait accompli.

Le temps est venu pour moi de quitter ce monde. Je ne supporte plus la souffrance et le désespoir qui m'habitent... Malgré une immense trouille, je plonge. J'espère qu'il existe un au-delà où tous les humains sans exception sont heureux, je fais le pari de vous y retrouver, Christiane.

Michel a 70 ans, il en paraît 55, visiblement sportif, petit look militaire, on le devine organisé, efficace, sûrement autoritaire. Je l'ai rencontré jeudi dans un café de Longueuil. Il m'a raconté ce voyage dont il est revenu seul.

***

Nous sommes partis le 18 mai dernier, c'était un mardi, un vol direct pour Zurich où sommes arrivés à 6h du matin. Le voyage a été pénible pour Christiane, mal assise dans la chaise étroite fournie par la compagnie aérienne. La sienne, trop large pour les allées, était dans la soute. J'ai déplacé 100 fois son oreiller, elle souffrait.

Dignitas nous avait fourni une liste d'hôtels et de compagnies de taxis qui assuraient le transport spécialisé. On avait réservé une chambre dans un hôtel de la petite ville de Rümlang, le Dorval de Zürich. Épuisés, nous avons dormi toute la journée.

Le jeudi matin on a eu la visite du médecin de Dignitas. Il a questionné Christiane, lui a longuement répété qu'elle n'était pas obligée d'aller jusqu'au bout, vous m'entendez bien, madame? Jusqu'à la dernière seconde, vous pouvez changer d'idée. Il parlait un français teinté d'un assez fort accent allemand, mais parfaitement compréhensible. Sa visite a duré une heure. Je ne me souviens plus de ce que nous avons fait après. Christiane pleurait beaucoup.

Vendredi matin, 21 mai. Christiane a mangé un peu. Puis elle s'est longuement maquillée et m'a demandé de l'aider à passer sa plus belle robe. À 11h, le transport spécialisé - le même qu'à l'aéroport - est venu nous prendre à l'hôtel pour nous conduire à la maison de Dignitas.

Nous avons roulé une heure en silence. Christiane ne pleurait plus. Je sentais qu'elle ramassait toutes ses énergies, bandait toute sa volonté. Une cinquantaine de kilomètres au sud de Zürich, au bord du lac du même nom, nous sommes arrivés dans un hameau nommé Pfäffikon. À la sortie du hameau, en plein champ, une belle maison de campagne, c'était là. Un décor de douces collines, des vaches, je me souviens d'une piste cyclable.

La dame qui nous a ouvert la porte nous a salués chaleureusement et menés à un bureau où nous attendait le gérant des lieux pour la signature de différents papiers et autorisations. Christiane signait avec un tampon portant sa signature, tampon qu'elle s'était fait faire quand elle s'était mise à trembler trop il y a quelques mois.

Le monsieur lui a demandé son passeport en lui disant qu'il serait remis au consulat canadien de Zürich. Il a brièvement été question de crémation. Tout cela était aussi irréel qu'une visite à son propre salon funéraire une heure avant de mourir.

Avant de quitter la pièce, on nous a informés que dans une autre partie de la maison, au même moment, un autre «patient» était dans le même processus que nous. Je ne crois pas qu'on ait employé le mot processus. Leur français était un peu hésitant. On s'adressait à moi en anglais pour plus de clarté. Je me suis demandé pourquoi on nous informait de la présence de cet autre «client», de toute façon on n'a vu personne.

On nous a conduits dans une chambre où il y avait un lit et un fauteuil en nous précisant que tout ce qui se passait dans cette pièce était filmé. On a demandé à Christiane si elle préférait le lit ou le fauteuil. Elle a pris place dans le fauteuil. On nous a proposé un café que j'ai accepté.

Le même médecin qui nous avait rendu visite à l'hôtel a fait son entrée. Il a rapidement ausculté Christiane, lui a redit qu'elle pouvait changer d'idée jusqu'à la dernière seconde. Elle pouvait partir, revenir demain, ne pas revenir demain.

On a apporté à Christiane un jus dans lequel il y avait un anxiolytique inoffensif. Elle n'en serait pas indisposée si elle décidait de s'en aller après l'avoir bu.

Christiane avait apporté ses propres pailles de Montréal. Elle a bu le jus.

Il s'est écoulé une quinzaine de minutes, je suppose pour laisser le temps au relaxant d'agir. Puis un employé qu'on n'avait pas encore vu est entré avec le fameux liquide fatal. Pour la couleur on pouvait croire à de l'eau. Pour la quantité, deux ou trois petites gorgées.

On a donné à Christiane un morceau de chocolat en lui expliquant que c'était pour atténuer l'amertume du liquide en question. On lui a redemandé une dernière fois, voulez-vous vraiment aller jusqu'au bout, madame? Je lui tenais la main.

Elle a dit oui, je le veux.

Vous allez entrer dans un sommeil profond, vous ne ressentirez aucune douleur. Le préposé tenait le verre. Christiane y a plongé sa paille. Le verre vidé, le préposé est reparti avec.

Les yeux de Christiane étaient déjà fermés. Elle s'est endormie. Plus tard, j'ai senti sa main devenir molle, molle. Elle est morte sans un tressaillement.

On m'a laissé avec elle.

Plus tard un médecin légiste et son assistant, travaillant pour le Canton de Zürich, sont venus constater officiellement le décès. Puis deux policiers m'ont interrogé pour la forme.

Le lendemain, le samedi, je suis allé me promener dans Zürich. Comme Christiane me l'avait demandé, j'ai jeté le contenu de sa valise, elle n'avait pas apporté grand-chose.

Je suis rentré à Montréal le dimanche. J'ai rapporté sa chaise qui appartient aux services sociaux.

La mort à tout prix

Il en a coûté 11 500$ à Christiane pour son petit verre de liquide amer (du pentothal, paraît-il), cela inclut la crémation, cela n'inclut pas le séjour à l'hôtel, les deux billets d'avion et les frais de séjour.

DES TOURISTES QUI NE REPARTENT PLUS - De sa fondation en 1998 à 2008, 868 personnes sont mortes dans les locaux de Dignitas. En tout, 85% n'étaient pas suisses. Une majorité d'Allemands, mais aussi des Français, des Américains.

Au total, 868 personnes sont passées à l'acte sur 7368 demandes d'assistance; 70% des gens qui voulaient mourir ne rappellent jamais, 18% rappellent, mais disent vouloir encore attendre.

Dignitas, qui n'est pas très bien accepté par les Suisses, a dû déménager ses locaux souvent, mais toujours dans la région de Zürich. Ce qui est mal perçu par les Suisses, c'est le côté «tourisme de la mort» de la chose. Réponse cinglante du fondateur de Dignitas, Ludwig A. Minelli: évidemment, le tourisme bancaire dérange beaucoup moins mes concitoyens.

(Notes tirées d'une entrevue que Minelli a donnée au journal Le Monde en août 2008)

LES ALZHEIMER - Pour des raisons tant légales que médicales, Dignitas ne peut offrir son assistance aux gens atteints de la maladie d'Alzheimer qui voudraient s'éviter le long calvaire annoncé. Ces malades ne seraient légalement «assistables» qu'en arrivant au stade de la démence. Mais alors, ils ne sont plus en état de donner leur accord.