Quelqu'un du Nouvel Observateur a appelé, m'annonce ma fiancée. C'était il y a un mois ou deux, je revenais des champignons.

L'hebdomadaire français?

Oui, oui ils préparent un numéro sur les géants de la pensée.

Bref, j'ai complètement oublié de rappeler, ce qui explique que je ne figure pas dans la courte liste des géants de la pensée que le Nouvel Obs présente dans le numéro actuellement en kiosque. Ne me faites pas dire de niaiseries, ceux qui sont nommés sont très bons aussi, mais je réponds d'avance à votre légitime surprise: tiens, Foglia n'est pas dans la liste?

Peut-être vous demandez-vous ce qu'est un géant de la pensée? C'est un homme - plus rarement une femme - de grand savoir, on peut dire un génie, dans un domaine particulier: la sociologie, l'histoire, la médecine, l'économie, qu'importe. Ce qui va faire que ce spécialiste deviendra un géant, c'est qu'il transcendera, sublimera sa spécialité pour atteindre à l'universel.

L'exemple qui vient forcément en tête: Lévi-Strauss. À partir de l'étude des peuplades primitives, il s'est mis à réfléchir sur la religion, sur la démocratie, sur l'écriture, sur les droits de l'homme, pour en arriver ultimement à la conclusion que nous sommes tous des primitifs.

Un autre exemple? Moi. Comme Lévi-Strauss, à partir d'une spécialité que j'ai explorée à fond - la bicyclette -, je réfléchis sur les même grands sujets universels: la religion, l'éducation, la médecine, la littérature, pour en arriver à la même conclusion que nous sommes tous des primitifs. J'ajoute: certains plus primitifs que d'autres. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler du festival de Saint-Cyprien, dans le bout de Lac-Etchemin. Le Festival de la boucane, c'est son nom officiel. La boucane est produite en faisant des «burns» avec les pneus... Tout un beau samedi après-midi d'été à laisser des traces de pneus sur l'asphalte avec son char, son 4x4, son pick-up jacké.

Tiré de Tristes tropiques: «Nous venons de dresser le campement. Les Indiens préparent le souper - queues de caïmans grillées - pendant que les bêtes reposent.»

Sachez, mon cher Lévi, que vous auriez eu plus à observer à Saint-Cyprien que sur le haut plateau du Mato Grosso. À Saint-Cyprien, les bêtes ne reposent pas.

Parmi les géants de la pensée recensés par le Nouvel Obs, ce Maurice Allais, Nobel d'économie, qui a littéralement tricoté le néolibéralisme avec Hayek et Friedman dans les années 40, au sein de la célèbre et sulfureuse Société du Mont-Pèlerin. Sauf que, depuis, Allais a changé d'idée: il est presque devenu altermondialiste. Je vous en parle parce qu'il est la preuve vivante que les géants de la pensée sont souvent, au début, de petits cons. Ça prend du temps pour devenir un géant: Allais aura 100 ans l'an prochain et moi, 70 cet automne.

Un mot sur la seule femme de la liste, Jacqueline de Romilly, helléniste qui invite à la redécouverte de l'enseignement des humanités. Combien de fois dans cette chronique vous ai-je tenu le même discours? Eh bien! Il n'y a pas de hasard: il se trouve que je viens aussi de Romilly, où j'ai habité durant une quinzaine d'années, au 13 de la rue Paul-Bert. Je n'invente rien. Comment Romilly, une petite ville industrieuse de la Champagne pouilleuse environnée de champs de betteraves, a-t-elle pu être le berceau de deux géants de la pensée alors qu'une ville comme Québec, pourtant classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, n'en compte aucun? La géographie est juste.

Souffrez que j'arrête de déconner cinq minutes. Le seul des sept géants de la revue que j'ai fréquenté (dans ses oeuvres), le seul dont la pensée m'est familière, c'est Edgar Morin. Les gens de ma génération l'ont abondamment lu - surtout Journal de Californie. Je gage qu'Edgar Morin a été l'auteur le plus lu par les étudiants de l'UQAM entre 1970 et 1990. Je relis aujourd'hui encore ses textes incontournables sur la pensée complexe mais, pour moi, Edgar Morin est aussi - je n'ose pas dire d'abord - le juif qui a rompu avec le peuple élu: «Je romps avec le peuple élu, mais demeure dans le peuple maudit» (Mes démons, 1994).

Dans un texte intitulé «Israël-Palestine: le cancer», cosigné par Sami Naïr et Danièle Sallenave dans Le Monde du 4 juin 2002, ces deux passages: «On a peine à imaginer qu'une nation de fugitifs, issue du peuple le plus longtemps persécuté dans l'histoire, ayant subi les pires humiliations et le pire mépris, soit capable de se transformer en deux générations en "peuple dominateur et sûr de lui"»... Plus loin: «Les juifs d'Israël, descendants des victimes d'un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les juifs, qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens.»

Accusés de «diffamation raciale», Edgar Morin et ses collègues seront déclarés innocents dans un premier jugement. Un second (en appel) les reconnaîtra coupables d'imputer à l'ensemble des Juifs d'Israël d'humilier les Palestiniens, jugement que cassera finalement la Cour de cassation en tranchant que les propos de Morin et des deux autres «relèvent du débat d'idées sans porter atteinte à l'honneur de la communauté juive».

Des propos discutables? Certes. Cela nous dit que la lumière comme la pensée ne sont pas toujours lumineuses et n'ont pas à l'être non plus. L'ombre aussi nous éclaire.