La dernière fois que j'ai relu Madame Bovary, c'était il y a deux ou trois ans. Mon exemplaire, trouvé dans la bibliothèque d'un ami, tout plein d'enluminures (le livre, pas l'ami), avait été imprimé en 1947 à Montmagny pour le compte d'un éditeur de Montréal et portait le tampon de la librairie Blais, à Rimouski. Ouverte en 1937, la librairie Blais ferme ses portes aujourd'hui même, à 17h. Pour toujours.

Pourquoi elle ferme? Je vous réponds par une question: Où avez-vous acheté Millénium? Chez Costco? Je le savais. Et Le Petit Larousse? Chez Costco aussi. Ben voilà, c'est pour ça que les librairies indépendantes ferment. Oui, oui, je sais, le Millénium chez Costco: 24,95$. Le même Millénium chez Blais, ou dans n'importe quelle librairie indépendante de la province: 34$. Comme me disait une amie, quand t'achètes du steak haché chez Costco tu peux penser qu'il sera moins bon que si tu l'avais acheté chez Milano, mais pour Millénium, c'est exactement le même que chez Olivieri, la librairie des intellos sur Côte-des-Neiges.

Pour ma part, j'ai acheté le premier tome des Millénium chez ma libraire - contre son avis, d'ailleurs: tu vas détester! Effectivement j'ai hayiiii ça. Des fois, c'est le contraire. Elle me dit: tiens, tu devrais lire ça. Et j'hayiiiis ça aussi. Et je l'engueule: je t'avertis, je vais aller chez Costco.

Mais je n'irai jamais.

On sait bien, vous êtes riche, vous, monsieur Foglia.

Vous dites n'importe quoi, mais pourquoi ne pas régler cette question une fois pour toutes? Un prix unique pour chaque livre, comme en France. En France, par décret, Millénium vaut le même prix à la FNAC que chez Costco (ou l'équivalent) et à la petite librairie du boulevard Saint-Germain.

Mais revenons à Rimouski. Isidore Blais, qui était linotypiste, a d'abord ouvert une imprimerie rue de la Cathédrale, au milieu des années 30. Comme il avait trop de place, il a dit à son frère Roméo: on va ouvrir aussi une librairie, tu la tiendras.

En ce temps-là, dans les librairies, les livres n'étaient pas sur des étagères ou dans des bacs comme aujourd'hui. Roméo attendait le client derrière un comptoir, à la manière d'un bibliothécaire. Aurais-tu un livre d'amour, Roméo? Un livre de guerre? Un livre qui parle d'animaux? Roméo allait quérir la chose dans la réserve, en arrière. Parfois, le client se tortillait, baissait la voix: aurais-tu un livre cochon? Roméo allait lui chercher Les mains sales, de Sartre. Ce n'était même pas une plaisanterie - Roméo en eût été bien incapable, je tiens de son fils qu'il n'a probablement jamais lu un livre de sa vie.

Le plus vendu, bien entendu, restait le petit catéchisme.

Et, comme dans toutes les librairies de la province de l'époque, celle de Roméo avait son Enfer, où se retrouvaient, sous clé, les livres à l'index. La clé était gardée par une demoiselle d'Anjou d'une rare pugnacité. Qui aurait tenté de sortir Flaubert et sa Madame Bovary de l'Enfer aurait eu à lui passer sur le corps, ce qui finalement n'est jamais arrivé à la vaillante demoiselle.

En 1979, les Blais ont vendu leur librairie à Hélène Chassé, qui l'a déménagée rue Saint-Germain tout en gardant l'enseigne. Mme Chassé, que je salue au passage, a sans doute été l'une des meilleures libraires du Québec, bien connue en particulier des clients d'Olivieri, où elle a régné plusieurs années après son départ de Rimouski.

Les trois dames qui tiennent aujourd'hui la librairie Blais n'en pouvaient plus. Costco, mais aussi Amazon, Archambault, le iPad qui s'en vient... Elles mettent la clé sous la porte ce soir avant de devenir folles - peut-être même un peu après.

De Val-David, où il vit maintenant, Gilles Blais, le fils de Roméo, a fait exprès le voyage à Rimouski. Il attendra le départ du dernier client pour acheter le dernier livre.

Pour ma part, j'ai dit aux filles que si personne ne veut de l'escabeau d'origine - il servait à Roméo pour aller chercher les livres dans les casiers du haut - si personne ne veut de l'escabeau, je l'achèterais bien.

Je le mettrai dans ma bibliothèque, où se réfugie souvent le dernier arrivé de mon troupeau de chats, encore un rouquin que j'ai d'abord appelé l'Étranger pour des raisons évidentes, puis Camus pour d'autres raisons évidentes. Mais c'est décidé, s'il daigne adopter cet escabeau de librairie comme reposoir, je lui donnerai un nom de librairie: Costco.

DES NARINES EXQUISES - Puisqu'on est dans les livres, je viens de commencer La trilogie berlinoise, de Philip Kerr, qui fait se rouler à terre le commun et le moins commun du lecteur planétaire. Tout le monde, sur la planète, aime La trilogie berlinoise. Autant, sinon plus que Millénium. Le personnage central, Bernie Gunther, est un détective privé antinazi en plein dans l'Allemagne nazie.

Juste ça, ça ne marche pas. Non d'un petit bonhomme littéraire, ce Bernie est tellement, mais tellement con que ça se peut pas de ne pas être un peu nazi quand t'es aussi con.

La femme (fatale) vient d'allumer une cigarette. Bernie: De ses narines exquises, elle souffla deux jets de fumée.

Bernie, scrutant plus attentivement la femme fatale aux narines exquises: Elle avait des seins d'une belle taille. La scrutant encore: Son regard m'engageait à me coller à son corps comme le lierre à un mur.

La même femme fatale: Bernie, je veux que tu me baises. Bernie: Sa phrase envoya des pulsations dans ma braguette.

Scène de lit, gros plan: Je lui écartai ses longues cuisses bronzées comme un érudit ouvrant fébrilement un manuscrit rarissime.

La femme fatale après coup (si j'ose dire), heureuse et disant sa satisfaction: Comme tu es vigoureux.

Vigoureux et néanmoins philosophe, comme en atteste cette réflexion post-coïtum: Rien ne ressemble plus à une pute qu'une femme fatale.

On est seulement à la page 100 d'un livre qui en compte 1015. Je ne me rendrai pas.

Au fond, la question est moins: chez Costco ou à la libraire du coin? que: comment faites-vous, sacrament, pour lire des livres avec, dedans, des narines exquises et des zounes en forme de manuscrits rarissimes? Dites-moi, comment?