Il y a quelques semaines, j'avais rendez-vous avec un monsieur et on se demandait où se rencontrer quand je me suis souvenu que c'était un ami du Dr Julien; alors pourquoi pas chez le doc mardi midi? Ça nous donnera l'occasion de le saluer en même temps.

Je ne suis pas un ami du Dr Julien, un peu quand même, je le voyais des fois il y a longtemps, on a déjà fait du vélo dans Hochelaga et dans mon coin, et puis sa pédiatrie sociale est devenue un machin trop gros pour moi. Peut-être bien pour lui aussi. Il a maintenant une secrétaire qui filtre ses appels et sûrement ses courriels. Il est devenu très «médiatique», sa célèbre Guignolée (des médias justement), si indispensable soit-elle à son oeuvre, me tombe joyeusement sur les rognons; à une époque, j'aurais osé lui dire pourquoi, il en aurait ri, aujourd'hui il ne me trouverait pas drôle.

Reste que j'ai pour lui la même affection, la même confiance, la même foncière admiration que des dizaines de milliers de Québécois. Je ne sais pas trop ce qu'est la pédiatrie sociale, mais j'ai une image en tête, celle de ma mère qui, les soirs d'hiver, raccommodait nos chaussettes trouées: elle rentrait son poing dans la chaussette pour en élargir le trou et mieux passer son fil. Julien fait ça aussi, il entre son poing dans les chaussettes trouées de la société pour en raccommoder le tissu social.

Donc on arrive, le monsieur et moi, rue Aylwin, on casse la croûte avec Julien dans sa petite salle de conférence, le bon docteur ne filait pas fort ce jour-là. Il venait de réduire son personnel. Grosses difficultés financières. Il attendait en particulier ce million promis par je ne sais plus quel ministre dans une de ces soirées où la finance rencontre la politique et où on invite Julien parce que... parce que c'est évident, non? Quel ministre ne voudrait pas être vu aux côtés du bon docteur?

Qu'est-ce que tu dois te faire chier dans ces trucs-là!

Julien a soupiré: et si en plus ça ne rapporte rien! Ce million, je comptais dessus.

Il l'a eu. C'était sûr qu'il l'aurait. Quel ministre voudrait être pointé comme l'écoeurant qui n'a pas tenu une promesse faite au bon docteur?

L'autre jour dans Le Devoir (1) une travailleuse sociale relevait avec beaucoup d'agacement qu'il a fallu moins de 24 heures au Dr Julien pour obtenir ce million alors que, dans le même temps, le gouvernement fait des coupes dans les services publics, réduit notamment de 12% les budgets de l'ensemble du programme Famille-Enfance-Jeunesse, en bref, sabre durement dans les services à la même clientèle que le bon docteur sert d'une autre manière.

Le titre de l'article m'a fait tiquer: «Donner au Dr Julien en appauvrissant le système public»... Je ne crois pas qu'en donnant au Dr Julien, l'État appauvrisse le système public, ce million par exemple ne serait allé dans aucun CSSS. Ce million, c'est un million en plus, pas en moins.

Reste que l'auteur de l'article du Devoir remet très utilement en perspective le bien privé et le bien public. Le bien comme dans «faire le bien».

Julien fait un travail formidable, sa pédiatrie sociale commence à faire des petits à Saint-Jean, à Gatineau, à Trois-Rivières, à Montréal-Nord dans le Centre-Sud, à Lévis. Reste que c'est une petite goutte dans une mer de besoins. Reste que le gros du travail social auprès des enfants dans la province, 90% de ce travail est assuré par le réseau des organismes publics financés par nos impôts.

Pourtant, en matière de visibilité, le bon docteur est 10 fois, 100 fois plus gros que les services sociaux qui, eux, couvrent tout le terrain. Le gouvernement sabre les services aux familles et la petite enfance, tout le monde ou presque s'en fout. Le Dr Julien demande un million, il l'a le lendemain.

La moitié du budget de fonctionnement du Dr Julien vient de la Fondadion Chagnon - un fonds de 1,4 milliard constitué en bonne partie d'argent public, mais c'est un autre sujet. Argent public ou non, l'aide de la Fondation Chagnon au Dr Julien, c'est de la philanthropie.

Pis, c'est pas bien?

Si, c'est bien. Mais ce n'est pas un choix de société. C'est le choix de M. Chagnon, qui n'a aucune obligation. C'est au mieux de la bonté, pas la nécessaire justice qu'une société doit à ses puckés.

Quand, devant la pression médiatique, le gouvernement donne un million au Dr Julien, c'est aussi de la philanthropie, un cadeau qui fait la manchette. Le même ministre qui donnerait un million au CSSS de la Montérégie n'aurait pas une ligne.

Une autre bonne partie du budget du Dr Julien vient de la Guignolée. Appelez ça comme vous voulez, charité, compassion, allons-y même d'un petit coup de violon, noblesse du coeur, on est justement au coeur de cette grande tendance de l'économie libérale: la sacralisation de la philanthropie (les fondations pullulent), la sacralisation de la compassion et de la charité en lieu et place de la justice sociale.

Les quelques fois où je me suis avancé sur ce terrain-là avec le doc, ça tombait mal, il avait un rendez-vous, une consultation, je ne sais pas quoi.

LES VIEUX -- Des citoyens de Beaconsfield s'opposent à la construction d'une résidence pour les vieux dans leur quartier. Pour toutes sortes de raisons, cela ferait chuter le prix de leurs maisons, cela n'amènerait rien à l'économie - les vieux ne dépensent pas -, cela augmenterait le trafic, poserait des problèmes de stationnement, cette étonnante remarque d'un voisin de la future résidence: «Les gens âgés conduisent jusqu'à leur mort.»

En plus d'être désobligeante et totalement fausse, cette remarque passe à côté du problème. Quand on y pense bien, le vrai problème avec les vieux n'est pas tant qu'ils conduisent jusqu'à leur mort, mais bien qu'ils respirent jusqu'à leur mort.

(1) Le Devoir du 12 août, page A7, une réflexion de Monique Moquin-Normand, travailleuse sociale.