C'est la caricature de Girerd dont je parlais dans la chronique de samedi dernier. Je l'ai finalement retrouvée et je ne résiste pas à la montrer parce qu'elle résume, lumineusement, en trois coups de crayon ce que je disais en mille mots, elle dit la difficulté d'expliquer le passé aux seules lumières du présent.

Contexte: cette caricature a été publiée le 21 novembre 1970 alors que le cadavre de Pierre Laporte avait été trouvé le 17 octobre et que la police courait en vain, depuis plus d'un mois, après les présumés assassins - les frères Rose, croyait-on.

Bien sûr cette caricature rit de la police. Mais notez-le, tout en représentant de manière bien aimable, bien avantageuse, voire poétique, ces frères Rose présumés assassins de Laporte.

Girerd était à l'époque au sommet de son art, mais ce qui me stupéfie dans cette caricature, aujourd'hui, ce n'est pas sa maestria, c'est ce qu'elle nous dit du Québec en ce samedi 21 novembre 1970.

Si cette caricature a pu être publiée à la une de notre journal, c'est parce que, ce 21 novembre 1970, le Québec était prêt, disposé, ouvert à la recevoir, à en sourire, à l'apprécier. Personne, à La Presse, ne s'est demandé une seconde si elle allait faire scandale.

Ce que nous rend cette caricature, c'est le fond de l'air. L'Histoire extirpée du fond de l'air dans lequel elle baigne au moment où elle se passe est un poisson mort qui pue.

Cette caricature de Girerd a aujourd'hui le vif-argent de la truite qui s'échappe de nos mains, comme souvent le passé vivant.

Bien entendu, dans les mêmes circonstances, cette caricature ne serait pas publiée aujourd'hui.

Nous vivions des temps plus innocents. Nos terroristes étaient baptisés, c'étaient des gens qu'on connaissait, des parents, des cousins, on les avait fréquentés à l'école, ils disaient des trucs qu'on comprenait même si on n'était pas d'accord: le peuple vaincra, tout le monde comprenait ça.

Et puis voilà que sont arrivés ces envoyés d'Allah qui ont foutu leurs avions dans les tours, tuant des milliers de personnes, pressés qu'ils étaient, nous a-t-on expliqué, d'aller sauter des vierges au paradis.

Les temps ont changé, forcément. La sécurité est devenue une obsession. Pas seulement contre les terroristes, pas seulement dans les aéroports, dans nos assiettes, contre le cholestérol, contre les pandémies, les chutes à vélo, la cigarette, contre les tornades, contre l'ennemi qui veut s'infiltrer dans mon ordinateur, mon ordi qui n'arrête pas d'afficher: votre mot de passe ne sera plus valable... Va donc chier.

Pouvez-vous imaginer, jeunes gens, que j'ai vécu sans mot de passe pendant plus de 50 ans?

Je vous parle aussi d'un temps, et c'est là, sans doute, le plus grand changement, où il était incroyablement facile d'aimer son prochain parce qu'il était loin. C'est exactement comme je vous le dis: parce qu'il était loin. Les grandes migrations d'Arabes, d'Asiatiques, de sikhs, de Turcs et quoi encore, c'est plutôt récent. On ne débattait pas de la diversité comme modèle suprême d'humanité. Pour nous une communauté, c'était des gens qui avaient des choses en commun. Quand arrivait un Arabe dans notre communauté, il en arrivait un, pas 12 000, on l'appelait l'Arabe, des fois il nous faisait un couscous, on en reprenait deux fois pour être poli, mais au fond on préférait (et on préfère encore) les rognons de veau servis avec des petites pommes de terre rissolées.

Mais je reviens à la morale. Prenez la chicane d'hier à cause du vidéo de la fédération des femmes. Il y a donc cette femme qui cause dans le vidéo: avoir su qu'en donnant la vie j'allais fournir de la chair à canon, je n'aurais peut-être pas eu d'enfant.

Cette «chair à canon» est bien éculée, si vous voulez mon avis, l'expression évoque des massacres de guerres anciennes où il mourrait dans un avant-midi plus de Canadiens qu'en quatre ans en Afghanistan.

Il fallait s'en tenir aux milliards gaspillés en dépenses militaires, et surtout à l'intolérable recrutement dans les écoles au lieu de verser dans ce pacifisme ronflant, reste qu'elles n'ont été que maladroites, pas déplacées. Comment ça elles n'ont pas le droit de se demander ce que des millions de femmes avant elles se sont demandé à travers les âges: est-ce bien la peine de faire des enfants pour les envoyer à la guerre? Comment ça, pas le droit?

En regard de quelle morale officielle?

Léo Ferré a écrit une chanson assez furieusement antimilitariste (La Marseillaise) dans laquelle il traite de vieilles putes les anciens combattants qui défilent le 11 novembre avec leurs décorations en sautoir. «Les médailles font le trottoir», chantait Léo sans que personne ne songe à lui reprocher d'insulter «ceux qui sont allés risquer leur vie pour la France».

Trente ans plus tard, Bruce Springsteen raconte dans une chanson - 41 Shots - une bavure de poste de police et les policiers sont allés foutre le bordel à plusieurs de ses concerts.

Bref, on avait des opinions (pas forcément brillantes). Vous avez de la morale (toujours chiante).