Six heures du matin. J'ai ficelé mes bottes sur le porte-bagages de mon vieux vélo et j'ai dit au revoir à ma fiancée, qui m'a donné un bec moins distrait que lorsque je m'en vais à La Presse. Un bec un peu comme si je m'en allais à la guerre. J'ai senti qu'elle était fière d'avoir un chum qui avait un vrai job, enfin!

T'as l'air d'un travailleur mexicain, elle a dit, ravie.

Il faut prendre le chemin des Bouleaux, puis celui des Sapins, qui longe la rivière aux Brochets, et soudain le paysage s'ouvre magnifiquement, plein ciel et pleins champs. Au fond, les montagnes du Vermont. Au bout de la pente douce, il y aura le vignoble du Ridge. Juste avant, il y a la ferme des Girardet et les deux gros chiens qui me jappent toujours après quand je passe à vélo.

C'est là que je vais.

Je vous attends à 6h45, m'avait dit la fermière. Elle s'appelle Édith, elle a 26 ans, elle venait de se lever. J'ai vu dans son regard qu'elle regrettait déjà: Oh, boy! Qu'est-ce que je vais faire de lui? J'avais pourtant été clair quand elle m'avait demandé ce que je savais faire: rien, madame.

On est allés donner le biberon aux nouveau-nés. On est dans une ferme laitière. Je vous explique en vitesse comment ça marche: les vaches ne donnent pas de lait parce qu'elles sont fines, elles donnent du lait parce qu'elles ont eu un veau.

La vache est inséminée. Neuf mois après, elle a son veau. Se repose deux mois. Est réinséminée. Un autre veau. Deux mois de repos. Un autre veau. Et un autre, et un autre. Ça vous rappelle votre arrière-grand-mère? C'est pas moi qui l'ai dit. Tout ce temps-là, la vache donne du lait (1).

Quand le veau naît, on le laisse téter sa mère trois ou quatre fois pour le colostrum, et puis on les sépare. Cela ne fait pas de drame ni rien. Sauf exception, les vaches laitières ne sont pas très maternelles. Elles ne cherchent pas leur veau, ne l'appellent pas. Qu'on leur pique leur lait pour l'envoyer chez Provigo plutôt que de le donner à leur veau, ça ne leur fait pas un pli sur le pis.

Les nouveau-nées sont mises dans un enclos. Que des filles. On ne garde pas les mâles, qui sont trop difficiles à traire. Ça va, vous suivez? Je vous le promets, à la fin de ce reportage, vous pourrez démarrer une petite ferme laitière.

Édith me tend deux biberons de deux litres chacun: Arrêtez de prendre des notes, on passe à la pratique.

Huit veaux dans l'enclos, âgées de quelque jours, tout énervées quand elles nous voient arriver avec les biberons. Faut les attacher, sinon, en nourrissant l'une, on aurait les sept autres dans les jambes. On leur donne d'abord un doigt à téter pour lancer la succion, et hop! on glisse la tétine du biberon. C'est long, deux litres, on a le temps de leur chanter une petite chanson. La belle dé Cadix a des yeux dé vélours... Yeux de velours ou pas, combien on parie que je te fais loucher, ma belle?

Je faisais ça avec les enfants, quand ils étaient bébés: je leur donnais le biberon exprès à côté de la bouche - dans le front, par exemple. Ça les faisait loucher effrayant. Ça a marché aussi avec le veau! La belle dé Cadix a les yeux tout croches. C'est beaucoup comme les enfants, les veaux. Après le biberon, faut les tapoter pour qu'ils fassent leur rot.

Ben non, nonos! Pas sûr que vous allez pouvoir démarrer une ferme laitière, vous là. Je vous verrais plus dans une usine de chaussures.

***

9h30. C'est l'heure du petit-déjeuner, qui se prend tous les matins en famille, en face, chez François, le grand-père.

François Girardet, 79 ans, veuf. Il est arrivé au Québec au milieu des années 70. Il vient d'une ferme de la région d'Yverdon. C'est en Suisse. C'est magnifique, la Suisse, surtout de ce côté-là, mais c'est tout petit. La ferme des Girardet, aujourd'hui, c'est 300 hectares de terres, 100 hectares de bois, 230 holstein - moitié troupeau de traite, moitié troupeau de remplacement -, 3500 litres de lait par jour. Ça ne serait pas possible à Yverdon.

Jean-Paul Girardet, début de la cinquantaine, fils de François, vient de céder la ferme (tout en continuant à la superviser) à Guillaume, son fils, 27 ans, et à Édith, la blonde de Guillaume. Aussi autour de la table, ce matin-là, Jonathan, la vingtaine, fils d'un fermier voisin, employé des Girardet. Et Quentin, un jeune stagiaire français. La semaine prochaine, il retourne chez lui, dans la Sarthe, où ses parents ont une ferme aussi.

En trois mois, Quentin a pris l'accent. Il dit: la marde, il lalaïse aussi, ça l'a mal été, ça l'a pas de bon sens... Vont être surpris quand tu vas rentrer chez vous, dans la Sarthe. Il ne veut tellement pas rentrer! Il a adoré son été. Le job, la ferme, conduire la machinerie, ses jeunes patrons et, bien sûr, Jonathan, l'autre employé, qui lui a fait découvrir le pays. Cette nuit, sont allés bummer dans une boîte à Sherbrooke (le Summum), n'ont pas les yeux en face des trous, ont plus envie d'un Red Bull que d'un café. Édith les niaise:

La grande forme, les garçons?

Dans le portrait de famille, j'ai oublié Simone, la border collie d'Édith, qui ne la lâche pas d'une semelle. Spéciale, Édith. Elle a donné un nom aux 16 chats de l'étable, les soigne aussi bien que je soigne les miens. Quand Édith entre dans l'étable, les veaux la saluent d'un meuglement. Édith parle aux veaux en les soignant. Édith ne mange pas de veau. Édith n'est pas le modèle courant de la fermière, mais bien sûr elle fait tout ce que font les fermières: aider à l'étable, les veaux, les génisses, nettoyer, la comptabilité, les courses, la bouffe, le lavage, tondre le gazon, les fleurs du parterre, en attendant les bébés.

C'est au petit-déjeuner, chez le grand-père, qu'ils se répartissent le travail de la journée.

Pis moi, j'ai dit, je fais quoi?

Ils m'ont regardé. Ouais, lui. Faut remplacer les boulons qui tiennent les couteaux de la faucheuse. Pensez-vous être capable?

Je suis arrivé devant la faucheuse en essayant d'imiter le plus possible un ingénieur en machinerie agricole. Voyons un peu cela. Oui, oui, je vois: deux boulons par couteau, sept couteaux, quatorze boulons, une minute et demie par boulon, dans vingt minutes c'est fini.

Ça m'a pris une demi-heure rien que pour trouver la bonne clé. C'était pas la 14 ni la 16. Dans quel sens on dévisse, déjà? De toute façon, ça dévissait pas. Trop rouillé.

Prends le compresseur.

Le quoi? Ah oui, ce machin.

Branche-le, ça va aller mieux.

Anyway, même pour eux, ça n'a pas été facile. Il a fallu scier deux boulons, ça faisait des étincelles, je me suis reculé. Les vieux boulons partis, ne restait plus qu'à enfiler les neufs et à visser les écrous.

Non, pas dans ce sens-là, rentre-les par en dessous.

Ça ne rentre pas!

Mais si, ça rentre, prends un marteau. Attends, laisse-moi faire...

Plus tard, ils m'ont dit d'aller donner à manger aux génisses. Ça se fait avec un véhicule à moteur qui ressemble à une Zamboni, juste de la largeur de l'allée qui sépare les enclos. Tu conduis d'une main, de l'autre tu actionnes la trappe qui libère la moulée. Arrivé au bout de l'allée, tu reviens en marche arrière. C'est Quentin, le stagiaire français, qui s'est chargé de ma formation. Il en revenait pas comme j'étais nul. Trop énervé, j'ai tout planté là.

Où allez-vous? m'a-t-il crié.

Je vais faire pipi.

Vous revenez, hein?

Je ne suis pas revenu. J'étais avec Édith et Simone quand il m'a retrouvé. Vous vous cachez? Allez, allez, on va finir ça.

Holà, jeune homme, je pourrais être votre arrière-grand-père.

Ça n'a rien à voir. Venez-vous-en.

Tout ça pour un mâle

Vers midi, la vache avait la queue en l'air, signe qu'elle allait bientôt vêler. Quand on est revenus de déjeuner, Jean-Paul a prévenu les autres: ça ne se présentait pas bien du tout. Le veau sortirait à l'envers. Les deux pattes arrière du veau sortaient du ventre de la vache, Jean-Paul tirait dessus sans trop de résultat. Va chercher la vêleuse, a-t-il commandé à Guillaume.

La vêleuse est un attelage que l'on dispose sur le dos et les flancs de la vache; il est prolongé par un cric. On enroule une chaîne autour des pattes du veau, et oh! hisse! on actionne le bras du cric. La chaîne se tend, tire sur le veau, oh! hisse! tant pis s'il meurt, l'idée est de sauver la mère.

Jean-Paul continuait de «crinquer» le cric. Guillaume lubrifiait le passage. J'encourageais la vache tout bas: lâche pas, cocotte. C'est vous dire comme je me suis rendu utile dans cette affaire-là aussi.

Le milieu du corps a fini par passer, la vache a meuglé comme si on la déchirait en deux, y avait du sang partout. Puis la tête a passé, puis les pattes d'en avant. Un gros bébé avec une tache blanche dans le front. Couché dans la ripe, il geignait doucement. Sa maman s'est mise à le laver. C'était pas sûr qu'il vivrait. C'est pas garanti, après une naissance au cric. Le soir, le veau n'était toujours pas debout. Il ne tétait pas non plus. Il a fallu le gaver par un tube enfoncé dans l'estomac.

Le lendemain, la maman le poussait du nez: debout, gros paresseux. J'allais le voir toutes les cinq minutes. J'étais là quand il s'est levé pour la première fois, tout bancal. Boum! Il est retombé à genoux. Il s'est redressé, boum! il est retombé. Il avait cet air chancelant de l'armoire IKEA que j'ai essayé d'assembler, une fois.

Tout ça pour un mâle. Dans une ferme laitière, c'est le contraire des Chinois: on garde juste les filles. Il a été vendu à l'encan le lundi suivant pour 100$.

Mon prochain rôti de veau aux chanterelles, je l'appelle IKEA.

(1) Ce n'est pas tout à fait vrai. Deux mois avant de vêler, la vache cesse d'avoir du lait. Elle se repose. On dit qu'elle est «tarie».