C'est incroyable ce que ça chie, une vache. Beurrées après beurrées, floutche, floutche. Et ça pisse par-dessus. S'il pleuvait vraiment comme dans l'expression populaire «il pleut comme vache qui pisse», ça prendrait des parapluies en tôle. Une vache boit environ 100 litres d'eau par jour; forcément, ça pisse autant. Dans l'aile principale de l'étable où séjournent les 115 vaches qui vont à la traite, un tapis roulant ratisse leurs déjections vers un égout souterrain. L'étable tout entière repose sur une usine à marde souterraine.

Les différents enclos où séjournent les génisses qui n'ont pas encore été inséminées sont à nettoyer à la main, avec une gratte, deux fois par jour. Et puis on leur remet de la ripe propre.

J'ai aimé nettoyer la merde, la pousser dans la trappe. J'ai même ri, une fois. Je venais de finir l'enclos des suisses brunes, deux superbes vaches de concours que Guillaume vient d'offrir à Édith. Je leur disais combien elles étaient fines quand floutche! la plus proche m'a chié sur les bottes. J'ai ri. Si tu penses, ma belle, que t'es la première à me chier sur les bottes juste au moment où je lui dis qu'elle est fine...

La routine

Ce jour-là, la barrière de la grande esplanade de traite s'est ouverte, va savoir comment. Les vaches ont commencé à sortir. Dix minutes de plus et on les aurait couraillées sur la route. L'une d'entre elles s'est écartillée, elle a fait le grand écart comme une gymnaste, mais une gymnaste d'une demi-tonne. Elle ne pouvait plus se relever. Ils se sont mis à trois pour la coucher sur le dos, lui ont passé une ventrière équipée d'un grappin par lequel on l'a levée avec la flèche du bobcat. On lui a sanglé les pattes arrière pour ne pas qu'elle s'effoire à nouveau.

Je vous en fais un événement, mais c'est juste la routine. C'est fou, le travail qu'il y a à faire dans une étable. Nourrir, nettoyer, nourrir, nettoyer, nourrir, nettoyer. Et inséminer.

Je voyais Guillaume, un de ses bras était entré jusqu'à l'épaule dans la vache, son autre main tenait une sorte de seringue longue comme une épée qu'il poussait à travers les chairs... Qu'est-ce que tu fais, Guillaume?

J'insémine.

Il zigonait la seringue en m'expliquant la destination: faut que je passe le col de l'utérus pour déposer la semence juste après le col.

Comment sais-tu qu'elle est en chaleur?

En observant. Au début de ses chaleurs, une vache monte sur les autres, puis c'est elle qui se laisse monter. C'est le moment de l'inséminer, idéalement 18 heures après le début de ses chaleurs.

Et comment tu sais que ça a marché?

C'est le gynécologue qui me le dira dans 35 jours.

Le vétérinaire?

Non. Un gynécologue. Tous les vétérinaires ne sont pas gynécologues.

Le robot

Une étable, c'est toujours un peu sombre, organique, des odeurs qui nous renvoient à la nuit des temps, disons à Bethléem. La technologie dans une étable? Bien sûr. Les ordis qui commandent le mélange des moulées ensilées, qui commandent les convoyeurs qui distribuent ces moulées, cette technologie-là. Mais on n'imagine pas un truc aussi sauté, aussi démentiellement intelligent qu'un robot de traite (2).

À la fin de l'hiver 2006, une tempête tardive a fait s'écrouler, sous le poids de la neige, le toit de la salle de traite de la ferme des Girardet. Plutôt que d'en reconstruire une nouvelle, les Girardet ont fait installer deux robots de traite dans l'étable.

On imagine ces robots comme des super-trayeuses électriques qui pourraient traire, disons, 40 vaches à la fois au lieu de 12. Pas du tout. Le robot trait une vache à la fois.

Qui mène la vache au robot?

Personne. Elle y va seule. Quand elle veut, le matin, le soir, à minuit, à 2h du matin. Le robot opère 24 heures sur 24.

La vache se présente à l'entrée du robot - imaginez le réduit d'un lave-auto -, le robot identifie la vache grâce à la puce électronique qu'elle porte au cou, lui ouvre la barrière d'entrée. La vache accède à une étroite plateforme, la barrière se referme. Un bras articulé équipé de brosses passe sous le ventre de la vache pour laver délicatement ses trayons. Quand le lavage est terminé, un autre bras, guidé par un laser, vient ajuster les quatre manchons trayeurs.

Oui madame, un laser. Et imaginez ceci, qui laisse pantois, imaginez que le robot a en mémoire la géographie personnelle de la poche à lait de chacune des 115 vaches. Le robot reconnaît la longueur, la disposition particulière des quatre trayons. Le robot sait aussi si la vache vient de vêler, si elle est malade, il détecte les mammites. Sépare les laits, les analyse - poids, couleur, teneur en gras, toutes ces données consignées dans l'ordi du fermier.

Quand la traite de la vache est terminée, une autre barrière s'ouvre. Si elle n'est pas sortie au bout de 20 secondes, une légère décharge électrique la renvoie dans l'étable. Suivante. Et ce, 24 heures sur 24. Un problème? Un imprévu? Le robot téléphone au fermier.

Mais le plus étonnant du robot n'est pas dans sa technologie, il est dans le petit truc bête comme tout, niaiseux même, qui rend cette technologie opérante.

En effet, pourquoi la vache se rend-elle au robot? Tout est là. Si la vache ne se présente pas d'elle-même, c'est foutu, cette robotique ne sert à rien.

La vache se rend au robot parce qu'elle sait que, pendant qu'il la trait, il va lui servir une poignée de moulée vanillée. Et c'est cette gâterie qui la ramène sans cesse au robot.

J'étais là, à regarder les vaches faire la queue pour aller se faire traire, et ça me rappelait quelque chose, mais quoi? La lumière s'est faite: les queues que l'on voit parfois à la porte des grands magasins d'électronique qui ont annoncé le nouvel iPad, un nouvel iPhone. Le même principe. Et surtout, la même dichotomie entre le génie qu'il a fallu pour concevoir le nouvel iPhone et la bovine gloutonnerie du consommateur qui fait la queue pour avoir son nanane.

Mon ombre

Mon père était travailleur agricole à la ferme de mon grand-père maternel; c'est là qu'il a connu ma mère. C'est de là que je viens. C'est à cette ferme-là, en Lombardie, qu'on passait nos étés quand j'étais petit. Je travaillais aux champs. Les foins se faisaient à la faux. À la faux. Pas moi, évidemment, j'étais trop petit, mais je revois les quatre ou cinq faucheurs sur un rang, la casquette rejetée en arrière, un mouchoir rouge autour du cou, qui avançaient dans le champ en balançant les bras au même rythme. Je leur apportais à boire de l'eau fraîche dans des outres. Nous, les enfants, passions derrière les faucheurs avec un bâton fourchu pour défaire leurs sillons.

Ce matin, chez les Girardet, on est allés couper le trèfle. J'étais assis dans le siège du passager de la faucheuse, une machine si haute sur ses roues qu'on pouvait se croire dans un avion qui fait du rase-mottes.

Pourtant une petite machine à côté de la gigantesque ensileuse qui allait suivre derrière, que les Girardet viennent d'acheter en Belgique en répondant à une petite annonce sur l'internet! La vieille ensileuse est à vendre sur l'internet aussi. Ils ont reçu ce matin un appel du Texas.

Inventaire: une faucheuse, une ensileuse - deux avec la vieille pas encore vendue -, une presse à foin, un andaineur (qui ressemble à jeu de la Ronde et qui fait la job que je faisais avec mon bâton fourchu), quatre tracteurs dont un très gros, trois immenses charrettes pour ramasser l'ensilage, une charrue pour labourer, une herse pour casser les mottes, un semoir à maïs, un semoir à luzerne, le mini-tracteur pour le gazon, le bobcat, la Zamboni de l'étable pour distribuer l'ensilage aux génisses...

Ce jour-là, je suis rentré plus tôt. Le soleil, que j'avais exactement dans le dos, faisait pédaler mon ombre exactement devant moi, comme si elle essayait de me fuir sans y arriver, ne pouvant pas plus de détacher de moi que de mon passé. Je revoyais les faucheurs, cela faisait mille ans, pourtant c'était maintenant, j'entendais même, dans les outres, le clapotement de l'eau fraîche que je leur portais.

Ma fiancée m'avait préparé un repas de travailleur agricole, lentilles-saucisses et gâteau au pain. J'ai failli m'étouffer dans le gâteau au pain quand elle m'a demandé, mine de rien:

Penses-tu que tu les a aidés un petit peu?

Pas du tout, mon amour. Pas une seconde. Mais t'imagines pas comme j'ai aimé ça.

(2) La partie «robot de traite» de ce reportage recoupe une mienne chronique publiée en 2007, «Des vaches, des robots et des humains».