J'ai passé la semaine en examens, mais n'allez pas répandre de rumeurs. La routine. Il y a deux ans, l'urologue vous a dit: Bon, je vous revois dans deux ans. Sa secrétaire vous a appelé l'autre jour: Bonjour, ici la secrétaire du docteur... ciel! Déjà deux ans?

Je ne sais rien de plus déprimant que la salle d'attente d'un urologue. Des hommes, que des hommes, une vingtaine, presque aussi vieux que moi. Lourds et compacts comme des troncs d'arbre. On entend les chaises craquer sous le poids de leurs angoisses. Le téléphone n'arrête pas de sonner. Sur la table basse, au centre de la pièce, des numéros de la revue Chasse et Pêche et d'Entre nous, la revue des cancéreux de la prostate. Ce n'est pas une blague. Il y a une revue, trimestrielle, qui ne parle que du cancer de la prostate. On n'arrête pas le progrès - je veux dire ce que l'on tient le plus souvent pour le progrès: la communication.

En attendant mon tour, j'ai lu un article sur la chasse à l'ours dans le réservoir du Baskatong et un autre sur la masturbation, laquelle, si on la pratique régulièrement, retarderait le cancer de la prostate, mais ce n'est pas sûr. N'allez pas vous crosser toutes les cinq minutes et dire après que c'est moi qui vous l'ai dit. Parlez-en à votre médecin avant.

Quelques jours plus tôt, j'étais dans une autre salle d'attente, presque en face de celle-ci. C'était à l'hôpital, pour le côlon. Cette fois, il y avait autant de femmes que d'hommes. Ma fiancée m'accompagnait. C'est obligatoire: on vous fait signer une promesse que vous ne conduirez pas votre voiture après. C'est beaucoup plus gai une salle d'attente avec des femmes. Si j'étais urologue, je demanderais à ma belle-soeur de faire de la figuration, elle est charmante et primesautière, je l'entends d'ici: Ah bon? Vous vous relevez quatre ou cinq fois par nuit?

J'ai un ami de vélo qui dit la chose plus poétiquement, il dit: quand un vieux monsieur a fini de faire pipi, il a pas fini.

***

Jeudi, ç'a été une autre salle d'attente, celle de la vétérinaire à Farnham pour Bardeau, qui était en train de mourir. Il souffrait d'hyperthyroïdie, comme souvent les vieux chats. La même maladie a emporté Picotte, le Petit Robert et Titouse.

Mercredi, Bardeau n'était pas là pour l'appel du soir. Je fais l'appel tous les soirs. Sophie? Elle lève la tête et se rétracte aussitôt sous la caresse qui s'en vient; elle déteste les minouches. C'est moins rare qu'on le croit, chez les minounes.

Miss Piggy? Elle ne bronche pas une oreille. Vous avez deviné que c'est notre tête de cochon. Tonton est déjà sur le lit. Lola? Elle remue son bout de queue. Il n'y en a qu'un pour répondre à l'appel de son nom: Camus. Il vient se frotter à mes jambes. Il veut du lait. C'est l'ado de la famille. Pas un gros QI, mais enthousiaste. Chaque fois que je le traite de con, ma fiancée me réplique qu'elle le trouve reposant. Un message, là-dedans? Un regret, peut-être.

La Fille n'est pas là. Elle est à la chasse, à cette heure-là. Elle rapporte des souris qu'elle ne mange pas. Elle les rapporte pour Bardeau.

Bardeau faisait peur. L'hyperthyroïdie vide les chats de l'intérieur comme le ferait un aspirateur industriel. Ils ont les flancs si creux qu'à la fin ont peut y loger le poing. Bardeau ne mangeait plus rien depuis des semaines, sauf les souris que La Fille lui rapportait. Mangeait, c'est beaucoup dire. Les mâchouillait, les déglutissait à la manière d'un boa.

Pas de Bardeau mercredi soir. Ni le lendemain matin. On l'a trouvé dans une plate-bande près du vieux pont de la grange. Il était en train de mourir. Les animaux s'isolent pour mourir, au contraire de nous, qui nous agglutinons dans des CHSLD. Couché sur le côté, il geignait faiblement.

Je suis arrivé chez la vétérinaire bien avant l'heure de mon rendez-vous. Je le tenais dans mes bras, enveloppé dans un jeté de laine. Je le berçais en arpentant la salle d'attente, où j'étais seul avec la réceptionniste. Je vous énerve, à marcher comme ça?

Un monsieur assez corpulent est arrivé avec une grande, grande croix sur la poitrine. Il venait acheter de la bouffe pour chien. Je lui ai demandé s'il était curé.

Non, j'ai la foi.

Alors c'est une grande grande foi comme votre grande, grande croix?

Si vous voulez. Votre chat a été frappé?

Non. Il est malade. Il va mourir.

Vous êtes triste?

Pas triste. Abattu, comme chaque fois que je m'approche de la mort, qu'elle est là, pas loin, que je sens sa fade présence. Abattu de vivre si peu et si mal. Je ne sais pas si vous me comprenez.

Très bien, m'a dit le gros monsieur en me souriant aimablement.

J'arpentais toujours la salle d'attente en berçant Bardeau, je sentais sous ma main son coeur qui sautait comme un dauphin. Je suis allé lui montrer la cage des perruches: T'en veux une?

La vet est arrivée. C'est allé très vite.

Il pleuvait quand je suis sorti. Le temps de traverser le stationnement, le jeté était tout mouillé. Entre Farnham et Bedford, je n'arrêtais pas de penser à ce que j'avais dit au gros monsieur avec une grande, grande croix sur la poitrine: si peu et si mal. S'il y avait eu une librairie en chemin, je m'y serais arrêté. Un chocolat chaud à l'OEuf? L'OEuf est fermé pour les vacances annuelles. Je ne voulais pas rentrer tout de suite, enterrer Bardeau sous la pluie, et puis la journée s'effilocherait, et puis... comment j'avais dit ça, déjà? C'est ça: si peu, si mal.

***

Quand je suis arrivé, ma fiancée avait déjà creusé le trou sous le grand frêne où tout l'été poussent des coléus. Demain matin, j'ai dit à ma fiancée.

Tu veux que je le fasse?

Non, demain matin, j'te dis.

En soirée, La Fille a rapporté une souris. Je l'ai enterrée ce matin avec Bardeau.