Ma mère, a commencé à raconter Marcos, ma mère s'appelait Mariana Seya, elle venait d'Argentine... Nous étions dans un café de la rue Notre-Dame, il a parlé pendant trois heures, je ne me suis pas ennuyé une seconde.

Mariana Seya, sa mère, qui venait donc d'Argentine, a rencontré un marin espagnol qui s'appelait presque comme elle, Saya, et qui l'a ramenée à Tanger, son port d'attache.

 

On est au début des années 20, Tanger vient d'être déclaré zone internationale, la ville est investie par les Espagnols, par les Français - Tanger parle français autant qu'espagnol -, les Anglais de Gibraltar vont y chercher leurs épices, aussi des Italiens, des Marocains, bien sûr, et des Juifs sépharades refoulés à Tanger par les Marocains. Les époux Saya habitent justement le quartier juif chez un Juif du nom de Benegbi.

Mariana a deux enfants, Marcos, né en 1925, et Pablo, deux ans plus vieux. Leur père meurt. Le Juif Benegbi propose à Mariana de prendre soin d'elle et des enfants à une condition: ils deviendront juifs. Ainsi fut fait. Mariana Saya devient Meriam Assayaq, les enfants deviennent Benegbi, Pablo devenant Jacob tandis que Marcos reste Marcos. Va savoir pourquoi le beau-père juif délaisse Marcos. Son fils, c'est Pablo-Jacob. Il ne m'aimait ni me détestait, je l'indifférais, se souvient Marcos.

Marcos grandit dans le Tanger de l'avant-guerre des aventuriers et des écrivains, Capote, Tennessee Williams, Paul Bowles (Un thé au Sahara). Le kif est en vente libre dans les bureaux de tabac, les jeunes aristocrates anglais aux hanches de jeune fille viennent s'y perdre, Marcos sera un temps leur compagnon de débauche: j'étais tout petit, mais j'étais beau, comme un beau bibelot.

Il travaille aussi, il faut bien. Il goudronne les terrasses des villas des riches étrangers. Sur un chantier il rencontre Raphaël, qui est vitrier et miroitier. Avec Raphaël, Marcos apprend à faire des miroirs, à les tailler, à les orner. À l'époque, il vivait avec Carmen, une jeune Madrilène.

En 1956, Tanger redevient marocain et arabe. Les Juifs n'y sont plus bienvenus. On les presse de partir. Même si Marcos est furieusement athée - c'est ainsi qu'il le précise, furieusement -, pour les Arabes il s'appelle Benegbi, qui est un nom juif. Se déclarer athée n'est pas une bien meilleure idée.

Pourquoi pas le Canada, où des Benegbi de Tanger se sont déjà installés à Toronto? Au consulat de Grande-Bretagne (qui représente le Canada), on lui demande ce qu'il sait faire.

Des miroirs, dit-il.

Il se trouve que la miroiterie Walker Glass de Ville d'Anjou - où elle est toujours en activité sur le boulevard Ray-Lawson - cherche désespérément des miroitiers.

Marcos y sera nommé contremaître dans les premières semaines qui suivent son arrivée à Montréal. Il a 32 ans, il restera chez Walker Glass et à Ville d'Anjou jusqu'à sa retraite à 60 ans.

Carmen? Il était entendu qu'elle allait le suivre. Deux ans plus tard, le ministère de l'Immigration lui refusant toujours son visa, elle se suicide.

Marcos épousera Colette, prof de piano, dont il aura une fille victime de la thalidomide. Après son divorce, il épouse Thérèse dont il a un fils. Il vit toujours à Anjou dans un triplex dont il loue le premier étage à Colette, son ex.

Marcos Benegbi a aujourd'hui 85 ans. À 81 ans, il a écrit un livre. Pour raconter tout ça? Hélas, non. Un mauvais livre. Qu'est-ce qu'un mauvais livre? C'est un livre qu'on écrit parce qu'on a absolument quelque chose à dire (au lieu d'avoir absolument quelque chose à écrire, je vous expliquerai une autre fois). Pour son livre, Marcos a inventé une histoire de Juifs qui se refont une terre promise, dans une île artificielle, une terre dont jamais personne ne pourra dire: j'étais là avant.

Dans cette île, les Juifs sont tous athées. Le nouvel Israël sera athée.

Pourquoi athée, Marcos?

Vous n'avez rien compris, alors? C'est mon message. Je suis furieusement athée, je vous l'ai dit. Je crois que le monde est fucké à cause des religions et des dieux. Vous êtes-vous rendu à la fin? (Je lui fais signe que non.) À la fin, un rabbin débarque sur l'île et veut y construire une synagogue, les îliens vont le refouler en lui énumérant toutes les raisons que les humains en général et les Juifs en particulier devraient avoir de ne pas célébrer les dieux.

C'est pour ça que ce n'est pas un bon livre, Marcos. Je suis là à écouter votre histoire depuis trois heures, j'en prendrais trois heures encore, le quartier juif de Tanger, votre retour à Tanger avec des touristes, la tombe de Carmen que vous êtes allé subrepticement nettoyer, je pourrais vous écouter jusqu'à demain, vous êtes le roman que vous n'avez pas écrit.

Marcos a fait imprimer 30 exemplaires de L'île de Reichel qu'il a signé Marco d'Anjou. Je l'ai engueulé au passage, non mais qu'est-ce que c'est que ce nom d'agent immobilier? Trente exemplaires, 700 dollars foutus en l'air. Il y a quelque semaines, il est venu me porter son livre chez moi. Il s'est d'abord trompé de village, il s'est retrouvé à Saint-Amable où on ne connaissait aucun Foglia. La police l'a aiguillé vers Saint-Armand. Il a fini par trouver l'endroit, je n'y étais pas. Ma fiancée, pourtant pas trop hospitalière pour ces trucs-là, l'a accueilli avec amusement.

J'ai finalement rappelé Marcos pour aller prendre un café... au Salon du livre. J'avais l'idée d'en faire le tour avec lui et de lui dire à la fin: vous croyez vraiment qu'il y a urgence d'ajouter une merde de plus?

Je suis allé l'attendre au métro Place-d'Armes, un tout petit monsieur avec une casquette, les doigts de la main droite coupés à ras la première jointure. J'ai compris qu'il ne tenait pas tant que cela à aller au Salon. On est plutôt allés prendre un café rue Notre-Dame. Cela faisait bien mon affaire.

Ma mère, a-t-il commencé, ma mère s'appelait Mariana Seya, elle venait d'Argentine.

Trois heures plus tard, j'étais prêt à l'écouter trois heures encore. Vous êtes le roman que vous n'avez pas écrit, Marcos. Si j'avais l'ombre de la queue du talent qu'il faut pour écrire - je veux dire écrire -, c'est moi qui l'écrirais.