Prenez cette histoire de couleuvres dans La Presse. J'ai d'abord cru que c'était des écolos avec des pancartes: Non à l'échangeur Turcot, protégeons les couleuvres. Mais non. Pas de pancartes, pas d'écolos.

C'est le ministère de l'Environnement qui impose au ministère des Transports de déplacer la quarantaine de couleuvres brunes (1) qui vivent actuellement dans les roches sous l'échangeur. Je dis «imposer» c'est manière de parler. Il n'y a pas de chicane dans l'air. L'existence de ces couleuvres brunes est connue des biologistes et autres spécialistes de la faune urbaine, absolument rien d'extravagant à ce qu'on déplace cette espèce peut-être pas menacée mais, nous dit-on, «fragilisée».

C'est toujours comme ça, quand il y a des grands travaux, on fait une étude d'impacts. Cela porte le nom officiel de Règlement sur l'évaluation et l'examen des impacts sur l'environnement. Ici des couleuvres à déplacer. Cela aurait pu être des harfangs, des poissons, une espèce végétale.

C'est une bonne nouvelle pour les couleuvres, évidemment, mais aussi pour l'homme et sa fiancée. Je trouve rassurant de savoir que ce n'est pas toujours nécessaire de sortir les pancartes, que les choses qui doivent être faites se font parfois tout naturellement. Du moins pour les couleuvres. Un jour, ce sera comme ça aussi pour les humains. Quand on creusera des puits pour trouver du gaz, on verra à ce que les humains ne soient pas trop dérangés dans leur habitat.

Je déconne. Et je ne déconne pas. Je trouve réjouissant que, dans ce projet de 3 milliards, quelqu'un ait pris le temps de se soucier de 40 couleuvres. Je ne sais pas si la disparition des couleuvres brunes aurait un impact quelconque sur la biodiversité de la planète. En attendant de le savoir, je trouve important ce genre d'action ponctuelle qui vise à ne pas ajouter au bordel ambiant. De notre vivant (le vôtre surtout), on n'influera guère sur les changements climatiques, qui ont d'énormes répercussions sur les écosystèmes, mais sauver quelques centaines de couleuvres avant de dynamiter le béton où elles se chauffent la couenne, ça, on peut le faire assez facilement en un après-midi.

Ça coûte cher?

Il y a eu un petit malentendu là-dessus. Se fiant aux approximations intempestives d'un «spécialiste», mon collègue Karim Benessaieh, qui signait cette exclusivité sur les couleuvres dans notre livraison de samedi, a évalué à quelques millions le coût de leur déménagement. C'est beaucoup, beaucoup, beaucoup moins que ça. Autour de 10 000$, m'a dit hier une porte-parole du ministère de l'Environnement plutôt circonspecte devant ma demande d'entrevue. Il faut dire que des gens de son ministère venaient de se faire étriller de rugueuse manière par les radios de Québec.

Parce que, bien sûr, les radios de Québec se sont déchaînées. Elles se seraient déchaînées tout aussi bien si on leur avait dit que l'opération coûterait 50 piastres, ou même rien du tout. Ce qui fait aboyer le chien, ici, n'est pas l'argent, même pas la couleuvre; seulement l'habitude d'aboyer le matin. N'importe quel os à jeter la meute fait l'affaire: une fonctionnaire du ministère de l'Environnement, un col bleu, le facteur, un cycliste, un écolo, un artiste, un gréviste, un ministre, quelque chose qui dérange, quelque chose qui dépasse, quelque chose qui transcende, quelque chose d'un peu abstrait, quelque chose de pas aussi évident que leur gros-bon-sens-de-merde qu'ils n'arrêtent pas de régurgiter en vagissant, ou quelque chose d'inhabituel comme une couleuvre sous un échangeur.

Celui-là appelle de son garage: donne-moi un bâton, m'a t'arranger ça, moi, les couleuvres, ça sera pas long. Je ne comprends pas, ils devraient les aimer, ces couleuvres qui sont brunes comme leurs chemises, sûrement.

LECTURES DES FÊTES - Deux petits livres très beaux, les deux chez Folio - pas des romans, des récits qui célèbrent la mère. Je ne jure pas que vous les aimerez comme celui de la chronique de mardi. C'est qu'ils sont moins racoleurs, plus exigeants. Le premier, Lambeaux, de Charles Juliet. Un livre au «tu». Une femme meurt à la moitié du livre. Son fils, le dernier de ses quatre enfants, le continue (le livre). C'est l'auteur. Une écriture au couteau pour extirper les mots comme on ôte des échardes. Ce que tu voudrais exprimer, tu ne parviens pas à le tirer hors de ta nuit...

Le second récit: Rouge décanté, de Jeroen Brouwers (traduit du néerlandais). Les Japonais occupent les Indes néerlandaises. Au camp de Tjideng, 10 000 femmes emprisonnées, leurs fils avec elles quand ils ont moins de 10 ans, le cas de l'auteur, qui a 5 ans. Des milliers de femmes sur la grand-place du camp, à croupetons sur l'asphalte brûlant, elles doivent faire des bonds comme des grenouilles. Les Japonais rossent celles qui n'avancent plus.

 Le soldat défonce ma mère à coups de bottes qui tintent comme si elles étaient munies de clochettes...

Voyez, des clochettes. Viendrez me dire après cela que je n'ai pas l'esprit des Fêtes, avec mes beaux livres de Noël.



(1) Sûrement beaucoup plus, 40 couleuvres répertoriées mais, en réalité, des centaines sous l'échangeur.