C'est l'histoire de deux vieilles dames juives - une des deux est hassidique - qui habitent Outremont, à la limite de Côte-des-Neiges, dans un immeuble situé tout au bout de la rue Lajoie qui donne sur le petit bois du parc Sousa-Mendes.

L'immeuble est partie du Sanctuaire, un concept immobilier de luxe où vivent surtout des retraités, l'endroit où vous rêvez d'aller visiter votre vieille mère le dimanche.

Une centaine de copropriétaires occupent l'immeuble dont il est question, des francophones pour la plupart et des juifs, dont ces deux vieilles dames. On sait que les juifs ne fêtent pas Noël. On sait moins qu'ils célèbrent, en décembre, une fête «des Lumières» - Hanouka - qui dure une dizaine de jours.

Pour Hanouka, les deux vieilles dames ont demandé au gardien la permission de disposer une menora dans le hall de l'immeuble. Une menora est un candélabre à sept, huit ou neuf branches portant autant de bougies, un des plus vieux symboles juifs, l'emblème de l'État d'Israël, qui est censé évoquer la présence de Dieu. Un truc d'un pied de haut environ, que les vieilles dames ont posé sur une table basse, dans un recoin du hall. Elles ont allumé une bougie; elles en allumeraient une autre le lendemain, selon la tradition, et une autre...

On s'entend bien? C'est le geste de deux dames pieuses. Pas un complot d'Israël pour convertir à la religion juive les retraités d'un chic immeuble de la rue Lajoie.

Évidemment, dans le hall de cet immeuble, il y a aussi un sapin de Noël. Il y avait. Vous me voyez venir. C'est une histoire canadienne que je vous raconte là. Très, très canadienne. On ne peut pas être plus au Canada que dans cette histoire-là. On ne peut pas être en France, en Italie, en Angleterre, au Pérou, en Pologne. Juste au Canada.

Donc, les résidants de cet immeuble allaient à leurs affaires, la plupart sans remarquer la menora. Mais, tout de même, quelques-uns l'ont vue. Une quinzaine peut-être, qui ont demandé au gardien quécéça? sur un ton plus ou moins amène. Le gardien, c'est sa job, a relevé leurs noms. Une quinzaine sur une centaine de copropriétaires, on n'était pas devant une émeute.

Et le ton était civilisé. Cet échange entre la gérante de l'immeuble et une résidante, deux bonnes chrétiennes.

La gérante: La menora est un symbole religieux, c'est vrai, mais le sapin de Noël aussi.

La résidante: Je vous demande pardon, le sapin de Noël n'est pas un symbole religieux.

La gérante: L'étoile en haut du sapin est un symbole religieux.

Question du chroniqueur pas baptisé: Êtes-vous tous en train de devenir fous?

Avez-vous lu l'article sur la religion dans les garderies dans La Presse de samedi? À la fin du papier, deux zozos laïques affirment qu'il ne devrait pas y avoir de crèche dans les sapins de Noël des garderies parce que «c'est l'élément fondateur du christianisme». Sacrament! Des enfants de 2, 3, 4 et 5 ans! Quand bien même ils croiraient au petit Jésus - cet abominable élément fondateur du christianisme -, quand bien même ils croiraient aux anges, au boeuf et à l'âne... Peut-on s'entendre qu'on n'en fera pas, pour autant, des culs-bénits tout de suite?

Je le redemande à haute voix: êtes-vous en train de devenir fous?

Revenons dans cet immeuble au bout de la rue Lajoie, où une quinzaine de résidants (sur plus de 100) marmonnaient que cette menora, vraiment, n'était pas très chrétienne. Le conseil de l'immeuble, constitué de cinq bénévoles copropriétaires, est saisi de la chose, se réunit et décide quoi?

J'ai envie de vous laisser deviner.

Vous dites? Le conseil a demandé aux deux juives de retirer la menora? Et il a gardé le sapin en enlevant l'étoile en haut? Vous êtes nuls! Mais nuls! C'est pas ça, le Canada.

Je vous explique: Le Canada est le royaume planétaire du politiquement correct. Le politiquement correct s'exprime dans «l'inféodation à l'idéologie ambiante» (1), et l'idéologie ambiante, c'est quoi? C'est la peur! La peur de déplaire. La peur de l'esclandre dans les journaux. La peur. Le conseil a donc retiré du hall la menora et le sapin.

Mais vous, monsieur le chroniqueur pas baptisé, qu'auriez-vous fait?

Exactement le contraire. J'aurais gardé la menora. Et j'aurais gardé le sapin avec son étoile. Et, à tout hasard, j'aurais préparé un couscous pour tout le monde. Je déconne, pour le couscous. Mais j'aurais gardé le sapin parce que c'est Noël. Et j'aurais gardé la menora par civilité.

Je sais. Le hall de cet immeuble est un espace public et la règle... Quoi, la règle? Il faut parfois, le plus souvent possible, en fait, dépasser la règle. Cela s'appelle penser librement. Ici, il fallait considérer que la menora était moins un symbole religieux que le geste de deux vieilles dames pieuses. Ici, ce sont les vieilles dames qu'on devait prendre en compte, pas le symbole, pas le machin sur sa table basse qui ne dérangeait absolument personne.

Une des dames juives s'est excusée auprès du président du conseil en lui disant combien elle regrettait d'avoir été la cause de cet embarras. Quand je vous disais que ce n'était pas un complot d'Israël.

Trois jours après que le conseil eut débarrassé le hall de ses effroyables «symboles religieux» a eu lieu le traditionnel cocktail annuel de Noël, sans sapin de Noël.

Pendant ce temps, dans le hall de l'Emirates Palace d'Abou Dhabi (au coeur du soufisme - le courant mystique de l'islam), dans le hall de cet hôtel sept étoiles, un sapin de Noël de 13 m de haut, décoré d'ors.

(1) Lucien Jerphagnon dans une entrevue au Point. Il est l'auteur de La... sottise? (Vingt siècles qu'on en parle), Albin Michel.