T'es vieux, mais t'as encore assez de cheveux pour aller chez le barbier. Des fois, pour t'amuser, tu vas dans un salon de coiffure de la rue Milton, tenu par une demoiselle punk, mais c'est juste un déguisement, même les échelles dans ses bas sont fausses. Elle te connaît comme son vieux-client-de-la-campagne-qui-élève-des-lapins. C'est ce que tu lui as raconté.

Avant de commencer, elle ôte tes lunettes en te tutoyant: Je peux ôter tes lunettes? Toujours les lapins?

Tu réponds: Ah oui, toujours.

Hier, quand t'es entré dans le salon, elle n'était pas là. Il y avait une dame derrière un comptoir qui vendait des bijoux. T'as cru t'être trompé de porte. Vous venez pour le salon de coiffure? C'est fini, a dit la dame.

Ça fait longtemps?

Deux mois.

Alors t'es allé te faire tondre dans un sous-sol du Quartier chinois où tu vas des fois. T'aimes bien cet endroit aussi, où t'es toujours le seul client pas chinois. Y ricanent comme des cons en te voyant arriver. Sont trois ou quatre, les cheveux teints de toutes les couleurs avec des mèches en l'air. Sous une chaise, il y a un chien-chien frisotté, pédé, c'est comme rien. C'est jamais le même Chinois qui t'entreprend, mais c'est toujours expéditif. Tu le sais pas, mais tu fais l'objet d'une course. Celui qui t'expédiera le plus vite gagne un voyage à Hong Kong. C'est celui d'hier qui a gagné, t'as pas remarqué? Un coup parti, il n'a pas relevé la tondeuse une seule fois. Zoummmm, c'était fini, 17 secondes et demie. Il a crié: J'ai gagné! en chinois. Mais les autres ont contesté: Tu as triché, tu ne lui as pas fait le tour des oreilles.

Ta femme aussi l'a remarqué quand tu es arrivé à la maison: Il ne t'a même pas fait le tour des oreilles.

Des fois, tu trouves que, pour un monsieur qui n'a presque plus de cheveux, tu mènes une vie incroyablement pleine de rebondissements.

LE MAINTIEN DE LA PAIX- C'était il y a deux ou trois ans, le jour de l'ouverture de la chasse au chevreuil dans le coin de Sainte-Mélanie, Saint-Jean-de-Matha, ce coin-là. T'étais avec un groupe de chasseurs. Quelqu'un te présente un jeune homme, un soldat en Afghanistan qui achève une courte permission au pays. Plus tard dans la journée, vous vous retrouvez ensemble dans le bois. Tu lui dis que tu as de l'admiration pour la job que font les soldats canadiens là-bas mais que t'es pas d'accord, tu penses que ça sert à rien. Tu ajoutes que ç'a l'air contradictoire, ce que tu viens de dire, mais c'est quand même ce que tu ressens: de l'admiration pour les soldats, du doute pour leur mission.

Le jeune soldat te répond de ne pas t'en faire avec tes contradictions, ses amis et lui ne sont pas convaincus plus que toi du sens de leur mission. Lui le fait pour l'argent, pour se construire une maison. Il ajoute que sa femme attend un enfant.

Quelques jours plus tard, de retour en Afghanistan, il est tué.

Un service funèbre est célébré dans le village. Deux agents de communication de l'armée louent une chambre dans un motel pour assister la famille, lui dire quoi faire, quoi dire. Ça t'a fait penser au film The Messenger avec Woody Harrelson, qui raconte l'histoire de deux soldats de l'armée américaine dont la mission est d'aller annoncer aux familles que leur fils, leur mari, leur papa, leur frère a été tué en Irak.

Sans surprise, le discours officiel dira que le petit gars de Lanaudière était fier de servir son pays et qu'il avait à coeur le maintien de la paix en Afghanistan.

LE DÉPOTOIR- Tu es prof dans une école primaire (programme international). Ce matin, dans ton cours, tu as utilisé un article du Journal de Montréal (Votre recyclage au dépotoir, 11 octobre 2010). Tu es syndiqué à la Fédération autonome de l'enseignement (FAE), formée de désaffiliés de la CSQ, plus à gauche encore que la CSQ. Ton syndicat a donné son appui officiel aux lock-outés du Journal de Montréal.

Ce dont tu te contrecrisses, évidemment. Ce dont les parents des élèves de ta classe se contrecrissent aussi puisque aucun n'a protesté. Ce dont la direction de l'école se contrecrisse encore plus.

Tu lis ces lignes et tu ne comprends pas. Si au moins elles te fâchaient. Si au moins tu me répondais: Je suis un scab et je t'emmerde. Mais non. Tu vas me répondre que tu m'aimes bien, que tu me lis depuis cent ans.

Tu ne comprends pas? Vraiment? Invite-moi dans ta classe. Tu vas voir, je vais leur en donner un, un cours sur les dépotoirs, à ta gang du programme international.

CÉLINE DION- T'es malade. Tu ne travailles pas. Pas d'argent pour manger. Pas d'argent pour te chauffer. Au BS, tu dois élever la voix pour te faire entendre de l'employé derrière sa vitre, qui n'arrête pas de te faire répéter. C'est la première fois. On te demande des relevés de ceci et de cela, une lettre du propriétaire, du médecin. Question de l'employé: Pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt? Tu hésites entre deux réponses. Parce que j'ai honte. Parce que je suis niaiseux. Tu te sens comme un des personnages dans le tableau The Government de George Claire Tooker. T'as envie de demander à l'employé s'il connaît George Claire Tooker, ça te ferait du bien de l'entendre dire non.

T'as juste envie de t'enfuir en courant.

T'es allé à Jeunesse au Soleil pour un panier de Noël. T'as attendu en file sur le trottoir de la rue Saint-Urbain. Mais là, au moins, ils ont été gentils. Dans le panier, il y avait un jambon en boîte et un livre sur Céline Dion.

LA MORT- T'allais chez Olivieri pour y trouver, peut-être, le livre que tu cherches en ce moment et pour y rencontrer une amie de Berlin, de passage à Montréal pour enterrer sa maman. Vous avez pris des crèmes brûlées au bistrot attenant à la librairie et vous avez évidemment parlé de la mort. Tu lui as exposé ta théorie de la «petite lumière dans le frigo». Qui est moins une théorie qu'un souhait, un dernier luxe. Tu lui as dit que, s'il te restait cinq minutes à vivre et que la petite lumière dans le frigo était brûlée, tu emploierais ces cinq minutes à la changer.

Ce qui veut dire? a demandé ton amie.

Ce qui veut dire avoir quelque chose à faire jusqu'à la dernière seconde. Tu as oublié d'ajouter que de remplacer une petite ampoule électroménagère te rendrait tellement fier de toucher une dernière fois au dérisoire avant de toucher au néant.

Finalement, tu n'as pas trouvé le livre que tu cherchais.

Remerciements à Jean-Pierre Gendreau-Hétu, Marie-Hélène Côté, Claude Thérien et Éric Simon.