On me dit que vous aimeriez faire une entrevue avec une travailleuse du sexe mère de famille. J'ai 27 ans. Je suis mère de deux enfants, des jumelles (trois ans et demi), je suis étudiante libre à l'UQAM, je suis aussi travailleuse du sexe. Si ça vous intéresse. Anne.

On s'est donné rendez-vous à La Presse mercredi midi. Elle gelait dans l'entrée. Une petite chose de rien du tout. Je l'ai regardée sous le nez: vous avez l'air d'avoir douze ans et demi, mademoiselle. Blême comme elle l'était, avec son piercing à la lèvre, elle avait l'air aussi d'un courrier à vélo bien plus que d'une pute. Elle me confirmera plus tard que les courriers à vélo, c'est un peu sa gang.

C'est elle qui a posé la première question: Pourquoi cette entrevue?

Parce que, mademoiselle, les filles de Stella (les militantes pro-décriminalisation) m'ont reproché de ne montrer dans mes chroniques que la pute cliché-des-médias, mineure, droguée, recrutée par les gangs de rue. Vous êtes, j'imagine, l'envers de ce portrait-là. Vous ne prenez pas de drogue?

Jamais.

Vous n'avez pas de pimp?

Je n'en ai jamais eu. L'argent que je fais, je le garde pour moi jusqu'au dernier sou. Je n'ai pas de site sur le Net non plus.

Et vous êtes étudiante. Parlant de cliché, celui-là n'est pas mal non plus; c'est fou le nombre de putes indépendantes qui sont étudiantes! Pas que je doute de vous, mais dites-moi, vous étudiez quoi? Comment étiez-vous à la petite école? Aviez-vous des lulus? Je vous vois bien avec des lulus. Pouvait-on deviner que vous feriez la pute un jour?

J'ai été une bonne élève jusqu'au secondaire. Je n'ai pas terminé mon cégep. Je prends quatre cours comme étudiante libre à l'UQAM, je vous les nomme (elle me les a nommés), mais ne l'écrivez pas, je serais vite spottée. Ne riez pas, j'ai songé à aller en sexologie. J'irai plutôt en socio, mais je dois d'abord reprendre mon cégep.

Je l'ai emmenée manger dans un restaurant un peu glauque de la rue Notre-Dame. Y avait personne, c'était pratique pour ça, je n'ai pas eu à chuchoter pour lui dire: Vous demandez combien?

Quatre cents dollars pour une heure.

J'ai essayé de ne pas avoir l'air trop surpris. Je l'ai soupesée du coin de l'oeil - une si petite chose, toute délicate, 400$? Je sais bien que ça ne marche pas au poids, mais c'est incroyable. Je dis ça mais, en même temps, tout est tellement cher, aujourd'hui... L'autre jour, au marché Jean-Talon, un pot de mirabelles, tout petit aussi, je vous jure, pas plus grand que ça, 12,50$.

Vous êtes comme un petit pot de mirabelles, mademoiselle. Je ne peux pas vous faire un plus beau compliment.

J'avais préparé des questions en mettant ma fiancée à contribution: tu lui demanderais quoi, toi, à la fille?

Je lui demanderais la première fois. Elle souriait en coin, ma fiancée, parce que je m'étais mis beau. Un pantalon propre, une chemise blanche. On sait ben, quand c'est pour moi, tu mets tes vieux jeans...

Alors, Anne, la première fois?

Je venais d'arriver à Montréal d'une petite ville des Bois-Francs. J'étais en appartement, mes parents payaient pour tout, évidemment. Je cherchais une job, comme bien des étudiants. Cherche et cherche. Rien. Sauf dans le journal, on demandait des masseuses. Je me suis présentée à un salon de la rue Ontario, tenu par une petite madame presque aveugle et son mari. La réceptionniste qui s'occupait des filles m'a dit: si le client te demande un extra, tu vas savoir quoi faire?

Je n'ai pas eu à attendre longtemps. Le premier client m'a demandé un extra. J'ai eu trois clients la première journée, deux extras.

Des fellations?

Non, juste avec la main. Si la prochaine question est: êtes-vous rentrée à la maison en pleurant? La réponse est non aussi. Je n'étais pas traumatisée du tout. Le geste est plutôt mécanique, ça se passe au bout de ton bras, t'es vraiment pas obligée d'être là. Pour 80, 100$ par jour, c'était bien.

Une jeune fille de bonne famille, donc. De bons parents. Papa permanent dans un syndicat. Maman tient un salon de coiffure dans le sous-sol du bungalow familial. Deux frères plus vieux. Bonne à l'école, elle l'a dit. Mais précoce, par exemple. Première relation complète à 12 ans avec un petit copain de son âge. C'était pour le fun, dit-elle en souriant au souvenir de la chose, mais on n'a eu aucun fun, évidemment.

À 16 ans, un soir que j'allais découcher, ma mère m'a entreprise. Elle m'a dit tout ce qu'une jeune fille devrait savoir.

Vous l'avez écoutée sans rire?

Mais oui. C'est ma mère.

Ils sont au courant, vos parents?

Mais non. Ce serait effrayant.

La première fois pour vrai, ce qu'on appelle un «complet» dans le métier, est arrivée par une voisine danseuse. Elle m'a demandé si je voulais faire un client avec elle, un homme d'affaires américain très riche du New Jersey, qu'elle voyait depuis des années, qui lui avait demandé cette fantaisie. Je l'ai fait. Quelque temps après, j'ai reçu un courriel de l'Américain en question. Il m'a trouvée douée, j'imagine. Il est mon principal client, aujourd'hui. C'est lui qui me paie mes études, je l'accompagne parfois dans ses voyages d'affaires, récemment à Chicago. Il m'a présenté des amis montréalais qui sont devenus mes clients aussi. C'est pas des jeunes gens, là! Soixante ans et plus.

Je n'ai pas tant de clients. Il y a ce Chinois, tiens, plus jeune que les autres, qui aime m'inviter au restaurant avec ses enfants. Avec ses enfants!

J'ai une vie amoureuse, comme tout le monde, avec des hauts et des bas, comme tout le monde. Là, j'ai personne. Il y a eu le père des petites. On s'est séparés, on est revenus ensemble. On a repris nos distances, on est amis.

Il savait, pour votre job?

Forcément. Ça ne posait pas de problème, sauf quand on s'engueulait, ça revenait chaque fois: ouais, je pourrais avoir une fille bien mieux que toi...

En revenant à ma question du début - pourquoi m'avez-vous accordé cette entrevue? - on a glissé vers complètement autre chose: l'écriture. Elle écrit. De la poésie. Deux fois publiée par des maisons connues. Elle m'a montré des poèmes. Vous ne le croirez pas, sa poésie aussi fait le trottoir, une poésie d'amour.