J'hésite à vous parler de l'Égypte; je trouve que vous êtes full equipped Égypte, comme dirait ma petite voisine. Je n'en reviens pas comme vous êtes au courant. Voyez comme on peut se tromper. Il y a un mois, si on m'avait demandé: qu'est-ce que tu penses qu'y savent de l'Égypte? - c'est vous ça, Y - j'aurais dit: y savent rien, même pas la capitale. Pis là, je vous entends parler de Moubarak comme d'un proche cousin: il sort jamais de son palais, il a été bien malade l'année dernière, c'est un pas fin... Ah là là, qu'est-ce que vous en savez, des choses.

Je vous écoutais à la radio, l'autre jour, à la tribune téléphonique de Maisonneuve. Mme Lamontagne, M. Gervais, M. Tisseyre, M. Ladouceur... Ah là là, qu'est-ce que vous connaissez bien l'Égypte. Vous y allez en vacances tous les ans? Au cégep, vous avez pris le cours Hiéroglyphes, couscous et cinéma? C'est incroyable ce que vous déchiffrez bien l'Égypte. Et la rue, c'est incroyable aussi, ce que vous connaissez bien la rue. La rue veut ceci, cela, la rue ne se trompe jamais. C'est comme rien, vous avez dû prendre aussi un cours sur la rue arabe parce que, à la fin de vos interventions, vous avez presque tous le même bémol: c'est bien, ce qui se passe là-bas, mais faudra faire attention aux Frères musulmans.

Ça énerve beaucoup les Égyptiens d'ici, quand vous parlez des Frères musulmans. Ils se mettent à appeler à l'émission aussi. Je les reconnais à leur petit accent. Des fois, aussi, au lieu de «je», ils disent «ji»: ji m'appelle Mustapha Assad, missieu Maisonneuve, ci pas vrai, les Frères musulmans, ci pas di tirroristes, sont gentils gentils.

Je ne connais rien du tout à l'Égypte, je ne connais pas non plus les Frères musulmans. Je me souviens quand même que, il y a une dizaine d'années, un groupe qui s'appelait Djamaa Islamiya, qui se disait lui-même dans la mouvance des Frères musulmans - l'aile combattante, en quelque sorte -, revendiquait systématiquement les attentats contre les touristes en Haute-Égypte, dont celui de Louxor, qui avait fait 67 morts.

On nous explique aujourd'hui que les Frères musulmans sont certes des fondamentalistes, mais pas plus extrémistes que l'extrême droite au pouvoir en Israël. Des ultramusulmans, certes, mais pas plus dérangeants que nos ultracatholiques. Et cela devrait nous rassurer?

Je ne connais rien à l'Égypte, mais j'ai vu passer dans ma vie quelques révolutions populaires. J'en ai même vécu une sur le terrain. Il se trouve que c'était au Maghreb, en Algérie. J'étais dans la rue quand la rue a foutu le feu au port d'Oran, j'ai même pris des photos. J'étais là quand la rue a fait la fête pour célébrer sa victoire et, surtout, célébrer la fin d'une sanglante guerre coloniale de huit ans.

Eh bien, la rue s'est fait baiser, ça n'a pas été long.

Par qui?

Vous êtes drôles, vous. Par les gens les mieux organisés, au moment de la victoire, pour s'en emparer à leur profit. Cela coule de source. En Algérie, ce fut l'Armée de libération qui a instauré une dictature militaire et volé la révolution à la petite bourgeoisie, qui l'avait inspirée et payée de son sang.

J'entendais l'autre jour une discussion à la radio entre une collègue de Radio-Canada de retour de Tunis et une prof de McGill d'origine tunisienne. La collègue évoquait la menace islamiste; l'intello protestait: mais non, mais non (sous-entendu: taisez-vous donc, vous ne connaissez rien là-dedans), faites confiance aux Tunisiens de la rue pour s'en aller tout droit vers la démocratie, disait-elle, c'est dans leurs gènes (elle n'a pas dit dans leurs gènes, mais c'était tout comme), les femmes tunisiennes sont les plus «libérées» du monde arabe, un système d'éducation formidable... Bref, la Tunisie et le Luxembourg: kif-kif bourricot.

Même confiance des Égyptiens en la rue égyptienne. On nous promet qu'elle s'en va tout droit vers la démocratie.

Quel est le parti de l'opposition le mieux organisé en Égypte, en ce moment, le mieux à même de succéder à Moubarak? Les Frères musulmans.

Le définition la plus prudente, la plus mesurée qu'on puisse donner des Frères musulmans, c'est que ce sont des militants d'un islam garant d'un certain ordre social, moral et éducatif, un ordre dans la mouvance des autres fronts islamiques d'un peu partout.

Que ce soit en Afghanistan (avant 2001), en Iran, en Algérie même, où ils ne sont pas au pouvoir mais pourraient l'être avec des élections libres, en Palestine, etc., les islamistes prennent le pouvoir en promettant essentiellement une chose: la fin de la corruption. Ils tiennent généralement parole. Le problème, c'est qu'il n'y a plus de libertés non plus.

En septembre 2001, on a tous compris que l'islam venait d'entrer en guerre contre l'Occident. On se trompait, et ben Laden aussi. L'islam venait d'entrer en guerre contre l'islam.

Ce qui se passe en Tunisie et en Égypte en ce moment, c'est rien du tout. La vraie guerre est à venir. Les Tunisiens, les Algériens, les Égyptiens, les Marocains, les Afghans, les Irakiens, les Syriens n'ont pas fini d'aller dans la rue, et Mme Lamontagne, M. Gervais, M. Tisseyre, M. Ladouceur de téléphoner à Maisonneuve: je trouve ça bien, ce qui se passe en Égypte en ce moment, monsieur Maisonneuve.

Ben tiens.