Adil vend des ordinateurs dans une boutique de Ghadir, un quartier populaire, très animé. Il m'a invité à souper... à ma demande! Je lui ai expliqué que je souhaitais être reçu dans une famille moyenne de Bagdadis. Il a trois jeunes enfants, sa femme enseigne l'électricité, il habite avec sa mère et ses deux frères une petite maison qu'ils ont payée 120 000$ il y a deux ans, juste ça: de quoi a l'air une maison de 120 000$ à Bagdad?

Il a posé trois conditions: il ne fallait qu'on me voie entrer chez lui. Pas de photos. Pas de vrais noms dans mon article.

Dans l'auto, en nous rendant chez lui, Adil m'annonce une grande nouvelle: exceptionnellement, Amira, sa femme, dînerait avec nous et je pourrai ainsi lui poser des questions sur sa job de prof. Il a ajouté ceci, qui m'a laissé au bord de l'évanouissement: c'est bien parce que tu es vieux, si tu avais 10 ans de moins, ma femme ne se serait pas montrée. Comme tu le sais, dans nos maisons, les femmes disparaissent lorsqu'entre un étranger.

Je le savais, bien sûr. C'est le «si t'avais 10 ans de moins» que je ne saisissais pas très bien. Tu sais, Adil, si j'avais 10 ans de moins, j'en aurais tout de même 60, et à 60 ans, ça faisait déjà un bon moment que je ne sautais plus sur les musulmanes en abaya noire, voilées...

On arrivait chez lui. Il m'intima de ne pas sortir de l'auto avant qu'elle soit entrée dans la cour et qu'il en ait refermé la grille. Et surtout chut, pas un mot. Même pas hello à ses frères qui allaient probablement nous accueillir dans la cour. Pas un mot avant d'être dans la maison. Il montrait une réelle nervosité.

Plus tard il m'expliquera que le danger était que les voisins bavassent. Adil recevait des étrangers, pauvre Adil qui ne sait pas que les étrangers sont des agitateurs, que leur but est seulement de détourner les bons musulmans de leur religion... Les extrémistes auxquels je pense, me précisa Adil, tiennent le concombre pour un symbole phallique qu'il ne faut pas mettre sur le même étal que les tomates au marché, imagine ce qu'ils peuvent penser d'un journaliste canadien...

On me fit visiter la maison. Cent vingt mille dollars, vraiment? Une seule pièce en haut où couchaient Adil, Amira et leurs trois enfants. Un salon en bas qui sert aussi de chambre aux deux frères, une pièce au fond pour la mère, entre les deux une cuisine minuscule. Les toilettes dans la cour.

Pour tout mobilier, deux fauteuils et les lits, j'allais oublier une somptueuse télé à écran plat, aussi un Mac de la dernière génération, l'internet Wi-Fi, et les consoles de jeux vidéo des enfants.

On a mangé assis en tailleur sur des tapis. Amira, en congé d'école - la semaine de relâche comme chez nous -, avait passé l'après-midi à cuisiner, elle passera la soirée à repousser sous son voile une mèche rebelle qui s'échappait sur le côté.

Arrête, Amira, tu m'énarves... Je ne le lui ai pas dit. Ainsi, madame, vous enseignez l'électricité? C'est original dans un pays qui en manque 14 heures sur 24...

Mon cours porte aussi sur les génératrices, me répondit-elle suavement.

Si vous me permettez une impertinence, madame, je trouve étonnant que, toute la journée, vous imposiez votre autorité à une quarantaine de garçons de 14-15 ans, mais qu'un homme entre chez vous et pfffftt, vous disparaissez...

C'est tout simple, me répondit-elle, à l'école, c'est moi le boss. À la maison, c'est mon mari. À la maison, ma place est à la cuisine.

C'est exactement ce qu'elle a dit: ma place est à la cuisine.

Si la chute de Saddam a fait faire un grand bond en avant à l'Irak... elle a fait faire quelques petits pas de côté aux Irakiennes. En 2004, sous le nez des Américains qui avaient d'autres chats à fouetter il est vrai, le statut des femmes irakiennes a été redéfini en fonction de la loi islamique. De nombreuses étudiantes ont alors été forcées de quitter le campus, des dizaines de femmes exerçant des professions libérales, journalistes notamment, médecins, avocates, ont été assassinées, enlevées, torturées. Le port du voile n'est pas devenu obligatoire, mais nombre de celles qui ne le portaient pas ont reçu des menaces, voire des avertissements du genre: cachez vos cheveux, on vous surveille. Les récalcitrantes avaient parfois droit à une balle dans la tête, tirée d'une terrasse par un sniper.

***

Les trois jeunes femmes que nous rencontrons le lendemain ne portent pas le voile, conduisent leur voiture, militent pour les droits des femmes dans un organisme qui dépanne notamment les veuves de guerre. On parlait de violence domestique, je voyais bien que Ziad renâclait un peu à poser mes questions, il y a eu un long échange entre les filles et lui, et ils sont partis à rire...

De qui riez-vous?

De toi, m'a dit Ziad. J'ai dit aux filles que si tu insistais tant sur les maris qui battent leur femme, c'est parce que dans ton pays, c'est les femmes qui battent les hommes.

Et les nounounes de rire comme des bossuses? Ciel.

Ai-je dit que Ziad était un garçon ouvert, brillant, que j'ai pour lui la plus grande estime? Qu'il serait mon ami à Montréal? Je ne vous rapporte pas les propos d'un beauf. Je vous parle d'une autre culture que la nôtre.

Au bout de mes questions féministes, j'en pose une dernière, vraiment pas importante: demande-leur donc s'il y a en Irak une association de femmes gaies.

Ziad s'assombrit aussitôt. Non, je ne leur demanderai pas cela.

Pourquoi?

Parce qu'il y a des limites à tout.

Ah bon, et j'ai franchi quelle limite, ici?

Tu ne peux pas demander ça, c'est tout. En plus, c'est une question idiote parce que s'il existe de telles femmes en Irak, gaies comme tu dis, elles se haïssent trop pour former une association, elles se cachent...

Les trois jeunes femmes qui saisissent un peu d'anglais comprennent de quoi il retourne, rougissent et, très embarrassées, se dépêchent de changer de sujet.

***

Alors, une société hygiénique, dont on a évacué le péché en même temps que l'Autre? C'est à voir. Ça couraille, ça baise, ça se trompe exactement comme chez nous. Ici nos deux cultures se rejoignent totalement!

Revenons à Adil. Savez, celui qui ne m'aurait pas présenté à son Amira si j'avais eu 10 ans de moins. Parlant de Ziad, je ne vous parlais pas d'un beauf, parlant d'Adil, j'en suis moins sûr.

J'ai revu Adil dans un resto de kébab deux ou trois jours plus tard. On est quatre à table, on parle. À une table voisine, il y a deux bonnes femmes, deux soeurs. Je ne remarque pas qu'une des deux regarde Adil avec insistance. Ce que je vois, c'est Adil qui sort son cell et fait un petit mouvement du poignet avec, comme pour dire à la bonne femme «sors donc le tien aussi». Ce sont des téléphones Bluetooth. Ils se pairent, je ne sais pas trop comment ça marche. En texto, la bonne femme envoie son numéro à Adil. Et voilà. Ils se sont parlé quelques fois au cours des jours qui ont suivi. Rendez-vous a été pris pour le samedi suivant chez Ziad qui est célibataire, et qui, ce jour-là, me reconduira à l'aéroport. Elle est mariée, elle a un petit garçon.

Vous êtes des beaux salauds, j'ai dit à Ziad et Adil. Vous n'arrêtez pas de me faire la morale islamique, ne regarde pas les femmes dans les yeux, ne les montre pas du doigt, ne leur serre pas la main... vous vous foutez de moi ou quoi? Toi, Adil, tu t'en vas sauter une femme mariée, mère de famille, dans le lit de ton chum... Et ton Amira? Ton Amira si précieuse que tu ne me l'aurais pas présentée si j'avais eu 10 ans de moins?

Je ne vous dirai pas ce qu'il m'a répondu. Oh et puis merde, pourquoi pas, il m'a répondu mon Amira, mon Amira... on se tanne de manger du kébab tous les jours.