Ce dimanche, en la très belle église Saint-Raphaël, la messe est dite en arabe par le frère Ali, un dominicain. Al messir, al messir, c'est tout ce que je comprends. L'église est loin d'être pleine - les soeurs du couvent voisin, quelques rares fidèles.

Ils étaient plus de 1 million de chrétiens en Irak il y a 15 ans, surtout des catholiques chaldéens et syriaques. Il n'en reste pas la moitié, peut-être pas le tiers. Cibles d'Al-Qaïda, ils fuient vers la Syrie, la Jordanie, la Turquie. Enfin, ceux qui en ont les moyens.

Ils fuient les massacres. Le dernier, par son extrême sauvagerie, a marqué les esprits. La terreur s'est définitivement installée chez les chrétiens. Il y a maintenant avant et après ce massacre-là.

Par un dimanche comme celui-ci, le 31 octobre dernier, dans l'église voisine de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours, une centaine de fidèles assistaient à la messe dite par deux jeunes prêtres, Wassim, 27 ans, et Taher, 32 ans, quand une dizaine de terroristes y ont fait irruption par les portes latérales.

Riant comme des déments, ils ont abattu les deux prêtres, qui les suppliaient d'épargner leurs fidèles, puis ils ont mitraillé dans le tas et décimé à la grenade ceux qui croyaient trouver refuge dans la sacristie. Une tuerie effroyable. Quand l'armée a donné l'assaut, les terroristes kamikazes se sont fait sauter. Bilan officiel: 52 morts. Soixante-dix, corrigent les autorités religieuses, parmi lesquels un bébé, un petit garçon de 5 ans, deux femmes enceintes, une jeune mariée...

Quatre mois plus tard, l'odeur fade du sang flotte encore dans l'air de l'église. Dans la sacristie, sur les murs blancs, des empreintes ensanglantées de mains de mourants. Derrière le choeur, incrustés dans les ornements, des lambeaux de chair humaine, probablement la chair des terroristes qui se sont fait exploser, précise mon guide, qui a perdu un ami dans le massacre.

Les chasubles des deux prêtres martyrs sont accrochées de chaque côté de l'autel, sous leur portrait.

Par les trous qu'ont faits les balles dans l'une des portes latérales, le soleil envoie de petits ronds de lumière qui se poursuivent sur le carrelage. Malgré l'odeur du sang, les murs criblés de balles et les autres stigmates, il règne dans cette église une paix émouvante.

C'est la force de la prière, me disent les soeurs du couvent.

Je disais qu'il y avait un avant et un après à ce massacre.

Avant, c'était la terreur ordinaire, les menaces habituelles. Le frère Ali a reçu une balle dans une feuille de papier sur laquelle on avait écrit: La prochaine fois, tu ne la recevras pas par courrier. Dépose 10 000$ à tel endroit.

Comme il n'a réussi à ramasser que 7000$, nouvelles menaces, cette fois au téléphone: Tu peux te barricader tant que tu veux, ce soir, on vient chercher le reste. Venez, a répondu le frère Ali. La porte sera ouverte et je ne serai pas armé. Personne n'est venu.

Il n'y a pas que les terroristes qui font peur aux familles chrétiennes. Il y a les agents immobiliers qui flairent les bonnes affaires: racheter à vil prix les maisons de ceux qui, pris de panique, s'enfuient.

Avant, les rackets habituels - l'impôt islamique, les menaces aux femmes. Depuis le massacre d'octobre, la stupeur, l'exode en masse et une autre douleur, peut-être celle qui a fait le plus mal aux chrétiens irakiens: la presque indifférence de leurs compatriotes musulmans. Bien peu de voix se sont élevées pour condamner les tueurs. Bien peu de voix pour dire: Restez, ne fuyez pas, vous êtes importants, vous êtes cette altérité qui donne un sens à notre démocratie naissante. Au contraire, les chrétiens ont entendu des voix irritées qui disaient: nous aussi, on meurt, on n'en fait pas tant d'histoires.

Notons que les écoles privées chrétiennes de Bagdad sont largement fréquentées par les enfants des élites tant chiites que sunnites. Pas seulement les élites. Hassan, mon guide et chauffeur, Hassan, chiite bon teint qui fait sa prière trois fois par jour tourné vers La Mecque, Hassan envoie son dernier-né à l'école élémentaire Saint-Thomas-d'Aquin.

Pourquoi, Hassan?

Parce que l'éducation y est meilleure.

***

Parlant d'éducation, on s'en allait chez Saleen, prof de géographie dans une école musulmane ordinaire, où sa femme enseigne l'arabe. Mais je t'avertis, elle ne se montrera pas, me prévient Ziad, mon fixer. Saleen est dans l'armée du Mahdi (puissante milice chiite où l'on prend la charia au pied de la lettre).

Là encore, il a fallu attendre la nuit et entrer chez le prof quasiment en rampant, pour ne pas le compromettre auprès de ses voisins. Je lui ai dit que c'était la première fois que je rencontrais un prof de géographie en rampant. J'ai chuchoté: géographie physique ou politique?

En fait, on n'a pas parlé de géographie parce que c'est l'histoire qui m'intéressait.

Que raconte-t-on aux élèves dans les écoles irakiennes, sur le régime de Saddam Hussein? Sur les Américains? Sur le schisme religieux et politique?

On ne dit rien! Absolument rien. Bouche cousue, me répond Saleen sans hésiter.

Quand même! Les enfants doivent bien vous poser des questions? Une bombe saute dans le quartier où vous enseignez, 35 morts, vous dites quoi à vos élèves?

À mon école, on leur dit que ce sont des terroristes qui ont fait ça. Dans le quartier voisin, disons al-Mansour, pour ne pas le nommer, on va sûrement leur dire que sont des résistants qui défendent l'Irak contre les traîtres qui ont vendu leur pays aux Américains.

Dans mon école, parlant des Américains, on parle d'une armée de libération. À Ramadi, à Fallouja, on parle d'une armée d'occupation. Mais le plus souvent, les profs se dépêchent de changer de sujet. Ce sont les parents qui donnent les cours d'histoire. Chacun comme il la voit, bien sûr.

Sont gentils, vos élèves?

Sont gâtés. J'enseigne dans Palestine, un quartier assez aisé. Le quart d'entre eux vient à l'école en voiture, cela vous donne une idée.

Qu'est-ce qui les intéresse? De quoi parlent-ils, entre eux?

Il y a les religieux, qui parlent religion. Et il y a les autres, qui parlent de sport, de voiture, de cul.

De cul?

Juste avant la semaine de relâche, j'ai saisi six téléphones avec des films pornos.

Saleen gagne 600$ par mois, sa femme aussi. Ils sont syndiqués, ils ont été formés sous le régime de Saddam Hussein, comme les trois quarts des profs irakiens...

C'était un bon système. Complètement corrompu comme le reste - les fournitures étaient détournées, les directeurs s'en mettaient plein les poches, on y célébrait Saddam -, mais le fond du système était bon. Les cours de chimie, de physique, d'arabe étaient très sérieux, on étudiait fort et longtemps, on avait des devoirs. Aujourd'hui, ils ne foutent plus rien. Ça doit bien être comme ça chez vous aussi, non?

Oui, monsieur, si ça peut vous consoler: les ados du monde entier, ces petits cons, sont tous irakiens.

***

Parlant de cul, en arrivant à mon hôtel il y avait un mariage. C'est pas comme chez nous, l'hôtel n'est pas le lieu des célébrations: le cortège nuptial y dépose seulement les mariés pour leur nuit de noces et se disperse aussitôt. La mariée était en blanc, dans une robe Pompadour à cerceaux, la tête cachée sous un capuchon. J'avais la chambre 108, l'hôtel était presque vide, eh bien, ils ont trouvé quand même le moyen de mettre les mariés dans la chambre 109. J'ai passé la nuit l'oreille collée au mur.

Ben non, nono.

Mais c'est vrai que j'ai peu dormi. Comme les autres nuits. À cause des chiens. Après le couvre-feu, à minuit, la ville appartient aux chiens errants qui hurlent à la mort. Pourtant, pas de morts aujourd'hui, mentent les autorités dans leur guerre de chiffres avec Al-Qaïda.

Mais les chiens savent.

Ils hurlent.