Je vous envoie le dossier, me dit la dame au téléphone.

Ça fait 20 minutes que j'essaie de la décourager de le faire. Je lui jure que personne, absolument personne, ne veut connaître l'histoire de la gravière-sablière de la rue Spencer à Abercorn. On est déjà bien occupé avec le gaz de schiste, les éoliennes, Gentilly, le pont Champlain, on n'a vraiment pas besoin d'une histoire de sablière, et d'ailleurs, c'est où Abercorn?

Elle me l'a envoyé pareil, son dossier. Cinquante pages. Avec les annexes, 80. Permettez que je le résume en trois mots, madame? Quatre? En passant, je la connaissais, votre histoire. L'été dernier, j'ai même passé exprès à vélo, devant votre gravière, j'ai compté les camions qui m'ont doublé: huit.

Donc, c'est l'histoire d'un type qui veut exploiter une carrière de gravier sur son terrain. Ce qui lui serait refusé s'il présentait la chose ainsi.

Alors il raconte à la Commission du territoire agricole qu'il veut niveler son terrain à des fins agricoles, il parle même d'une fraisière. Quelle bonne idée, approuve le maire d'Abercorn, on n'aurait jamais pu lui donner un permis pour exploiter un pit de gravelle, mais pour améliorer le rendement de la surface agricole, yessss.

Yessss, dit aussi la Commission du territoire agricole qui donne sa bénédiction.

Yessss, dit le ministère du Développement durable qui, je cite, approuve l'exploitation d'une sablière «avec autorisation de tamisage afin d'améliorer le rendement agricole par l'enlèvement d'un surplus de sable afin d'y planter éventuellement des bananiers». Les bananiers, c'est moi qui les rajoute, tant qu'à rire du monde, allons-y gaiement.

Yessss, dit l'UPA.

Notez que tous ces gens savent très bien qu'il s'agit d'exploiter une gravière. Territoire agricole mon cul, jamais une fraise ne poussera sur ce terrain-là. Ils le savent aussi bien que moi. Ils savaient aussi qu'au bout de trois ans, la durée du permis, le marchand de gravelle demanderait une extension. Trois ans, c'était pas assez, on le comprend, trois ans à travailler tous les jours du début du printemps à la fin de l'automne, y compris le samedi et le dimanche (ce qu'interdisait le permis), des milliers de camions de gravelle sur le chemin, c'était pas assez pour niveler son terrain.

On n'est tout de même pas pour empêcher un brave paysan d'améliorer le territoire agricole?

Cela fait mille fois que j'y reviens. Et je vais y revenir encore et encore. Il n'y a aucune foutue raison pour que cette dame fasse les frais du progrès.

Parce que c'est ce qu'on nous dit quand on raconte ce genre d'histoire: vous êtes contre le progrès, M. Foglia?

Non. Je suis pour que la communauté qui en bénéficie en répartisse aussi, le plus équitablement possible, les inconvénients et le prix. Ce n'est pas équitable que la maison de cette dame soit dévaluée d'un coup de 200 000$ à cause de la gravière.

Pourquoi elle? Pourquoi pas la maison de M. Charest? Pourquoi pas celle de Lulu? Pourquoi pas celle du président de la chambre de commerce? Du ministre du Développement durable, du maire d'Abercorn? Du président de la CPTAQ?

Je suis aussi pour que la loi soit la même pour tout le monde. Si c'était un ministre qui habitait la maison de la dame, y'en aurait pas eu de pit de gravelle. Il aurait appelé à la CPTAQ: réveillez-vous, c'est pas une fraisière, c'est un pit de gravelle.

Vous avez bien fait de nous alerter, monsieur le ministre.

***

PHOTOS

La photo un, la jeune femme en noir, a été prise dans un centre pour femmes où l'on donnait ce jour-là un cours de couture.

La photo deux a été prise au même endroit dans la cour de ce centre pour femmes. Sur un immense panneau, cette pub d'une multinationale qui vend des cellulaires. La responsable du centre qui me reconduisait s'est grandement étonnée de mon intérêt: vous devez avoir les mêmes au Canada, non?

Exactement les mêmes, pour annoncer aussi des portables ou des crèmes de nuit.

Photo: Pierre Foglia

Photo un

Quel rapport avec l'Irak?

Aucun, madame. Le rapport est à la beauté. Photo un, ce qu'elle est. Photo deux, ce qu'elle devient quand on l'arrange: d'une invraisemblable vulgarité.

Deux photos prises au même endroit, à cinq minutes d'intervalle dans un pays submergé d'horreurs qui finiront bien par cesser. Mais pas celle-là. Parce que celle-là relève d'une guerre mondiale perdue à jamais: la guerre du goût.

***

MEURTRE

C'est dans ce même centre qu'une toute jeune veuve m'a raconté son histoire en deux mots, c'était il y a trois ans, jeune mariée, elle regardait la télévision avec son mari dans le salon, trois hommes armés sont entrés, ils ont emmené son mari, elle ne l'a jamais revu.

Pour la consoler, je lui ai raconté l'histoire de cette amie à Montréal, jeune mariée aussi, elle regardait la télévision avec son mari dans le salon, son mari ne s'est jamais fait enlever ni rien, 30 ans plus tard elle regarde toujours la télévision avec son mari dans le salon.

Photo: Pierre Foglia

Photo deux