Il y a trop d'images, un recueil de textes épars du cinéaste Bernard Émond (La neuvaine, La donation, Contre toute espérance, etc.)...

On m'a souvent demandé pourquoi un non-croyant avait réalisé cette trilogie sur les vertus théologales, j'ai trouvé la réponse chez Pierre Vadeboncoeur: parce que ces trois vertus -  la foi, l'espérance, la charité - traversent la condition humaine et opèrent un renversement des choses. Elles vont à contre-courant, contre le destin, contre l'ordre d'un monde impitoyable et désenchanté. Elles sont subversives.

Nous voilà avertis, c'est un curé qui parle. Un curé non croyant qui, tout au long de son recueil, nomme Dieu autrement, il le nomme engagement, bien commun, responsabilité, liberté (liberté dans la servitude). Il le nomme beauté, bien sûr, et comme il est un peu tordu, c'est un artiste après tout, il le nomme même silence, silence de Dieu, ce qui peut s'entendre, si j'ose dire, absence de Dieu. Trouver Dieu dans l'absence de Dieu? Encore ici la chose est moins tordue qu'elle n'en a l'air, c'est en fait la profession de foi de tous les agnostiques qui, en cela, se croient bien supérieurs aux athées. Ouache, les athées. Bernard Émond, bien sûr, n'est pas athée.

J'ai sacré quelques fois en le lisant, mais je l'ai applaudi plus souvent et commenté fiévreusement dans la marge, et j'ai interrompu ma lecture pour envoyer des courriels à des amis en leur disant: je suis en train de lire Bernard Émond, écoute ça, page 51: «Je n'ai aucune sympathie pour l'idée très québécoise que tout le monde a quelque chose à exprimer»...

Je vous disais qu'il nommait Dieu autrement, le diable aussi évidemment. Il le nomme le tintamarre incessant de la culture de masse dont les troupes de choc colonisent le goût contemporain. Il le nomme aussi le triomphe idéologique du néolibéralisme et l'égoïsme de masse qui l'accompagne.

Pas étonnant qu'il dédie son petit livre à Vadeboncoeur, qu'il rende hommage à Falardeau. Émond, c'est Falardeau sans les sacres. C'est Wajdi Mouawad sans la pose. C'est Lepage sans... oubliez Lepage, ce n'est pas du tout Lepage. Un curé, je vous dis. Dans ce livre-là, il monte en chaire pour nous inviter à aller à la rencontre de l'art (de l'oeuvre) en s'ouvrant le coeur comme on le fait quand on va à la rencontre de Dieu, mais l'art est plus exigeant que Dieu, nous prévient-il, pour qu'il y ait rencontre, il faut faire un petit effort d'intelligence et de compréhension.

On sent bien qu'il ne nous croit plus capables de ce petit effort, abrutis que nous sommes par le trop-plein d'images. Il ne s'agit plus de vaincre, mais de résister. Même pas de résister. De durer. De retarder un peu la désertification.

Ce n'est pas un livre coup-de-poing comme disent les quatrièmes de couverture. Mais c'est quand même un livre «claques sur la gueule».

Bref, un livre qui vous fera du bien.

LA LITTÉRATURE - A Suspicious River, c'est le titre du roman dont je parle maintenant, à Suspicious River, une petite ville du Michigan, au Swan Motel qui n'a pourtant l'air de rien, la jeune réceptionniste fait des pipes aux clients pour un léger supplément.

Un livre cochon? Pas vraiment, pas du tout même. Un livre très violent et très noir. Une de ces histoires de l'Amérique profonde qui nous vient d'habitude des monts Ozark (Arkansas) ou de quelque autre repaire de hillbillies de la Bible Belt, une de ces histoires toujours écrites par un homme. Pas cette fois-ci, Laura Kasischke est prof d'écriture à Ann Arbor, je vous ai déjà parlé d'elle pour Un oiseau blanc dans le blizzard qui était magnifique aussi.

A Suspicious River est mieux encore.

En quatrième de couverture, on dit que la descente aux enfers de la jeune réceptionniste du Swan Motel nous rejoue la parabole d'Éros et Thanatos (l'amour et la mort) au terme de laquelle la suppliciée découvrira qui elle est...

Qu'est-ce qu'ils peuvent dire comme conneries des fois quand ils ne savent pas quoi dire. C'est tellement plus simple que ça: comme toujours quand il s'agit vraiment de littérature, ce livre-là est affaire d'écriture.

Je vous entends protester: vous aussi, vous dites n'importe quoi, monsieur le faux critique de livres, tous les livres sont affaire d'écriture.

Justement pas. Comment je vous expliquerais bien? Tenez, au lieu de la parabole de la mort, Éros-Thanatos, prenons la parabole de la pipe.

Ce roman pourrait très bien n'être que l'histoire d'une jeune réceptionniste d'un motel qui fait des pipes aux clients pour un léger supplément, et ce serait sans intérêt autre que pornographique.

C'est l'histoire de quoi alors?

Faut vraiment tout vous dire. C'est l'histoire d'une écrivaine qui fait une pipe aux lecteurs. C'est toujours ça, la littérature.

Oui, mais quand c'est Victor Hugo?

Ce que vous pouvez être nonos des fois.

BIJOUX - Deux petites plaquettes de rien du tout. La première, L'autre fille, d'Annie Ernaux. L'auteur a eu une soeur qu'elle n'a pas connue, morte de la diphtérie avant qu'elle naisse. Fallait vraiment que ce soit Annie Ernaux pour que je me risque dans ce genre de complainte familiale. Une splendeur, comme d'habitude. Voir plus haut ma définition de la littérature.

La seconde plaquette, 60 pages hypnotiques sur la banlieue, cela s'appelle Contre Télérama mais c'est contre rien, cette citation de Karl Kraus dit exactement dans quelle courte merveille vous embarquez: «La vie mécanique stimule, l'environnement artistique paralyse la poésie intérieure.»

Les quatre livres de cette chronique :

Il y a trop d'images, Bernard Émond, chez Lux.

À Suspicious River, Laura Kasischke, chez Chritian Bourgois (Points).

L'autre fille, Annie Ernaux, chez NiL.

Contre Télérama, Éric Chauvier, chez Allia.