La campagne dans la circonscription d'Abitibi-Baie-James-Nunavik-Eeyou était commencée depuis deux jours quand Yvon Lévesque, le député bloquiste sortant, a dérapé en déclarant que les Blancs ne voteraient pas pour Roméo Saganash, le candidat vedette du NPD. Ce n'était pas formulé aussi clairement, mais ça disait exactement ceci: les Blancs n'éliront pas un Amérindien.

Ce n'était pas seulement maladroit. C'était complètement faux. Les Blancs ont voté en masse pour Saganash et pas du tout pour Yvon Lévesque.

C'est bien pour dire comme ce n'est pas toujours une très bonne idée de cracher en l'air.

À 49 ans, Roméo Saganash devient donc le député de cette circonscription où il est né, qu'il a quittée il y a 25 ans, mais sans jamais la quitter vraiment. Un territoire assez vaste pour être un pays, qui part de la réserve algonquine de Kitcisakik, au bord du grand lac Victoria, et monte jusqu'à la baie d'Ungava en englobant Val-d'Or, Chibougamau, Matagami, Senneterre, Lebel, Malartic, Amos.

Un territoire où vit toujours la maman de Roméo, toute seule dans le bois, à une heure et demie du village de Waswanipi, dans une cabane sans électricité. Elle a 83 ans. Sa voisine la plus proche est à 7 km (la voisine a 81 ans).

Qu'est-ce qu'elle fait là, votre maman, Roméo?

Elle vit. Ailleurs, elle mourrait.

Mais pour les courses et tout ça?

Les trappeurs lui laissent des trucs en passant, des trucs de première nécessité. Le soir, quand elle s'ennuie, elle lit Foglia...

Vous riez de moi, monsieur Saganash. C'est pas gentil.

Je ris un peu, mais tout le reste est vrai. Ma mère habite vraiment à une heure et demie de Waswanipi, dans une cabane sans électricité. C'est vrai aussi, elle fait un excellent méchoui de castor, pose des collets à lièvres, va à la chasse aux outardes. On lui a quand même donné un téléphone satellite, au cas.

Vous avez vécu là?

J'ai vécu au village de Waswanipi avant d'aller au collège à La Tuque.

Il devait devenir par la suite l'extraordinaire négociateur que les gouvernements blancs ont appris à connaître. Son nom est associé à nombre d'ententes avec les gouvernements, avec Hydro-Québec, avec les sociétés minières et forestières. Les plus connues sont la Paix des Braves avec Québec et la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, qui a demandé 23 ans de négociations.

Depuis 1993, il est directeur des relations avec le Québec et le monde au Grand Conseil des Cris. Il vit à Québec.

Je me trouvais juste à côté de lui, dans le salon de la maison qu'il a louée à Val-d'Or pour la durée de la campagne électorale, quand Radio-Canada a confirmé sa victoire. Monsieur Saganash, il faut absolument que vous me fassiez une déclaration extraordinaire, le journal m'a envoyé ici exprès pour vous, je vous écoute.

Il a souri. Mais il n'a pas dit un mot. Pas pour m'embêter. Surtout pas parce qu'il n'a rien à dire. Il est comme ça: vraiment pas énervé. Il est arrivé après la fermeture des bureaux de scrutin, tandis que les premiers résultats tombaient à la télé. Il s'est fait une salade, une belle salade, qu'il a lavée, bien essorée; il s'est mitonné une petite vinaigrette qui avait l'air pas pire. Il n'avait pas du tout l'air concerné par ce qui se passait à la télé, qui pourtant parlait de lui de temps en temps.

Ce matin, il est allé faire son jogging - il court tous les jours. Jeune, il courait le 1500; plus tard, il a couru le marathon de Montréal en 2h36. On n'est pas loin du tout de l'élite. Il a joué au basket, au hockey, au football... C'est un genre d'Amir Khadir, peut-être pas aussi à gauche, mais il court beaucoup plus vite. Et au lieu d'être iranien, il est cri.

C'est bien aussi, cri.

Non, il ne sera pas le premier Autochtone du Québec député à Ottawa. Il y a eu avant lui un Montagnais, du Bloc.

Je vous en reparle bientôt, j'ai pris plein de notes.