Hon! Vous avez reçu un coup de poing? m'a demandé le douanier.

Une guêpe, monsieur. Je me suis battu avec une guêpe, et c'est elle qui a gagné. Je roulais la bouche ouverte; elle s'est engouffrée et m'a piqué la lèvre, mais à l'intérieur. La jeune fille du dépanneur d'East-Franklin avait, elle aussi, un air effrayé: It doesn't look good, m'a-t-elle dit en plissant la face. Elle a sorti un petit miroir de son kit à maquillage pour me montrer. Ciel! J'avais la babine inférieure d'une négresse à plateau.

Bof, j'ai dit au douanier, y a pire que ça, dans la vie.

Comme quoi? m'a dit le douanier.

Comme pêcher la carpe dans son salon.

À deux pas de chez moi, mettons trois, des milliers de riverains du Richelieu vivent en ce moment le cauchemar que l'on sait. Leurs maisons sont inondées, leur été est foutu, leur vie bouleversée, et je me plaindrais d'une guêpe?

C'est ce qu'il y a de plus embêtant, avec les grandes catastrophes: on ne peut plus se plaindre des toutes petites. As-tu besoin d'une chaloupe pour aller à ton garage? Non? Alors ferme ta gueule, mon vieux - les guêpes n'entreront pas dedans.

N'empêche que ça donne des boutons de ne pas pouvoir se plaindre. J'en ai un sur le front, en ce moment, que je n'arrête pas de gratter. Ça énerve ma fiancée. Lâche-toi le front!

C'est mon front, bon.

Je n'ai jamais vu, de ma vie, autant de gens avec des boutons dans le front que ces jours-ci. C'est à cause des inondations qu'ils n'ont pas eues.

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BÉNÉVOLAT On cherche des bénévoles! D'habitude, je ne me précipite pas. On ne peut pas dire que je sois fou de bénévolat. Pourquoi ai-je dit oui, cette fois? Fouille-moi. Quand j'ai entendu qu'on demandait 5000 bénévoles pour aider les sinistrés des rives du Richelieu les 11 et 12 juin prochain, j'ai levé la main aussitôt. J'y serai.

Je ne suis pas aussi nul que vous imaginez. Je peux ramasser des trucs, les mettre dans une brouette et les porter où on me dira. Je peux nettoyer. Je peux déblayer. Je peux réparer plein de choses - des toasters, des ordinateurs, des vélos bien sûr, même des locomotives. Je peux vous faire des frites aussi, ou des nouilles. Je peux vous chanter des petites chansons. La belle dé Cadix a des yeux dé vélours, tchika tchika tchik ayayaille... Vous la connaissez peut-être? On fera un choeur.

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DIX-HUIT KILOMÈTRES Je ne déteste pas rouler sous une petite pluie, même quand le vent de face la fouette dans mon visage. Le paysage est différent, le troupeau de mes douces montagnes se resserre, dirait-on, pour mieux affronter l'averse. Puis cela se gâte, il se met à pleuvoir comme vache qui pisse et mes petites routes deviennent des chemins de fuite. Les fossés cascadent comme des torrents. Les pneus chuintent sur l'asphalte qui ruisselle. Je m'abrite dans l'entrée d'une étable vide, un chat vient se frotter à mes jambes. Tu sais combien j'ai roulé aujourd'hui, minou? Dix-huit gros kilomètres. Et depuis le début de la saison? L'an dernier, j'avais 2000 km à la fin mai. Combien, cette année, crois-tu? Je ne te le dirai pas, c'est gênant.

Il s'est mis à tonner. Ma fiancée est venue me chercher. Dans l'auto, on n'a pas dit un mot.

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LES AUSTRALOPITHÈQUES L'autre jour, c'est incroyable, il a fait beau presque toute la matinée. Vous vous êtes précipités tous en même temps sur la tondeuse - ne niez pas, je vous ai vus. Vous aviez cet air penché qu'ont les australopithèques sortant du fond des âges ou y retournant, allez savoir.

Ce jour-là, il m'est venu que, la semaine précédente - enfin, il me semblait que c'était la semaine précédente -, il m'est venu que, la semaine précédente, je pelletais le toit de la grange, qui ployait sous deux pieds de neige. Il a commencé à pleuvoir à peu près quand je suis descendu de ce toit, à la mi-mars. On sera en juin la semaine prochaine, il pleut encore, et il vente, et il merde. Après-demain, il faudra ramasser les feuilles, les mettre dans des sacs. Quelques jours plus tard, il y aura à nouveau deux pieds de neige sur le toit.

Mon pays est de moins en moins mon pays, de plus en plus une corvée.

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LE TOUR DE FRANCE La télé parlait de je ne sais quoi, je l'ai éteinte. Je me suis récité du Gracq à haute voix - ses Carnets du grand chemin traînent toujours pas loin. De toute façon, je sais par coeur ces paragraphes-là... Quand j'arrivai à bicyclette à Saint-Vaast, au bas de la route qui glisse en pente douce vers le port, je découvris un petit hôtel abrité de la rue, lové autour de sa cour endormie, tout tapissé de vigne vierge et de glycine.

On dit que les vieux n'ont plus de désir. Là tout de suite, j'ai pourtant le désir extrêmement aigu d'un petit hôtel aux volets fermés, tapissé de vigne vierge et de glycine.

C'est où Saint-Vaast? a demandé ma fiancée, qui pitonnait déjà sur l'iPad pour le savoir.

Ne me le dis surtout pas.

Et pour le Tour de France, as-tu décidé?

Le jeune collègue qui était affecté à la couverture du Tour a dû se désister; on m'offre de le remplacer. J'ai bien envie de la France, de vigne vierge et de glycine, mais du Tour, pas trop. On verra.

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CARESSES On me demande des nouvelles de Nafissatoutou et Nafissatoutoune, les deux bébés écureuils dont on a trouvé la mère écrasée sur le chemin il y a un mois. Eh bien, d'abord, ce ne sont plus des bébés, mais des ados qui se couraillent du haut en bas du grand frêne, où ils ont toujours leur nid, sauf qu'en bas il y a celle-là que nous appelons La Fille, la psychopathe de notre troupeau de chats, qui nous rapporte des couleuvres, des grenouilles et même des hannetons.

Et bientôt un écureuil, hein, La Fille? Deux?

Elle grimpe sur mes genoux, s'y renverse paresseusement, tout écarquillée, la bedaine offerte. Tais-toi, ronronne-t-elle d'avance, tais-toi, caresse-moi.