Ne cherchez pas: «nonneuse» parce qu'il y a déjà eu dans le village un couvent avec des nonnes. J'ai grandi à 15 kilomètres d'ici, dans la petite ville la plus ordinaire de France, Romilly-sur-Seine. Je n'y retourne que pour aller au cimetière où sont enterrés mes parents. C'est toujours l'été quand je viens ici, un soleil de bagnard plombe sur les tombes, mes pieds crissent sur le gravier des allées, d'ailleurs je me trompe toujours d'allée, fuck c'est où? Je retourne à la maison du gardien, je l'interpelle par la fenêtre ouverte de son bureau, il pitonne sur son ordi: Pasquale Foglia? Ambrosina Lenzi? Il me montre sur le plan.

Vous êtes le fils? Pierre? Puisque je vous tiens, vous savez que la concession du caveau se termine en 2013?

Ah bon, et qu'arrivera-t-il en 2013?

Rien. On donne deux ans de délai. Mais en 2015, si vous n'avez pas resigné pour 30 ans, c'est le minimum, 30 ans, en 2015, on videra le caveau.

Vous voulez dire que vous allez enlever les os de mes parents? Pour les mettre où?

À l'ossuaire.

Ah bon. Peut-être que vous pourriez m'en garder un avant de les jeter?

Un quoi?

Un os. Un petit nonosse de ma maman.

La dalle est de faux marbre, toute nue, avec un crucifix noir dessus. Des plaques de mousse ont poussé sur la dalle, là où elle s'effrite. Ils sont en train de construire des condos juste de l'autre côté du mur du cimetière, haut dans le ciel la flèche d'une grue passe et repasse au-dessus de la tombe de ma mère. Remarquez, c'est celle de mon père aussi. Mais il a si peu compté de son vivant que je suppose que c'est pareil dans le caveau, elle a dû le tasser en petit tas, au fond.

Je trouve toujours quelque chose à leur dire. Cette fois j'ai été pratique: dis, maman, je resigne ou pas? J'ai entendu sa voix: C'est combien?

Deux mille euros.

Madona Santa! Deux mille euros. T'es fou, ne signe pas.

Vous aussi, vous trouvez ça cher? Chut... c'est pas vrai, c'est pas 2000 euros, c'est beaucoup moins, je lui ai dit 2000 juste pour qu'elle me dise de ne pas resigner. Je n'ai plus envie de revenir à Romilly. Je n'ai plus rien à y faire.

J'ai fait mon dernier tour. Ma petite rue Paul-Bert. Ma maison, au 13. Je frappe. Une femme âgée m'ouvre.

J'ai vécu ici 15 ans, madame, quand j'étais petit.

Entrez.

Exactement comme je vous le raconte: entrez! Tout de go. C'est même elle qui s'est excusée, excusez-moi, je suis malade. Par politesse, je lui ai demandé ce qu'elle avait. Sans hésiter une seconde, elle m'a dit qu'elle avait le cancer de l'utérus avec des métastases ici, elle me montrait le haut de son corps. Surréaliste, vous dites? J'étais debout, au centre de ce qui était jadis notre cuisine, je replaçais mentalement nos meubles, la table, le buffet avec ses portes vitrées, les photos du mariage de ma soeur en Californie, et il y avait cette femme qui me parlait de son utérus malade, on se dirigeait vers le fond de la maison. La salle de bain était-elle déjà ici, dans votre temps?, m'a-t-elle demandé.

Il n'y avait pas de salle de bain, madame, les toilettes étaient au fond du jardin. On est allés voir la chambre en haut, puis j'ai fait le tour du jardin...

Je peux vous demander combien vous l'avez achetée?

La maison? Elle n'est pas à moi. Je loue, 420 euros par mois. Ça ne fait pas longtemps. Il y avait des jeunes ici, la police venait souvent, ils élevaient des chiens méchants, vous savez, des Rockfeller...

Des rottweilers, je crois?

C'est ça, des Rockfeller. J'ai ramassé de la merde dans le jardin, vous n'imaginez pas.

J'ai dit adieu à tout ça, ma rue, ma maison, mon école juste en face, le lavoir un peu plus loin où ma mère allait avec la brouette rincer les lessives dans le ruisselet qui passe toujours là.

Je suis allé dire au revoir à Toto aussi, 90 ans. Le père d'Anne. Quand on a été grands, ma mère s'est mise à garder des enfants, dont cette gamine, Anne. Et c'est là que nous, ses vrais enfants, on a découvert un truc absolument stupéfiant, on a découvert que notre mère était une vraie mère, qui pouvait faire des minouches, bêtifier en parlant comme un ti-nenfant, acheter des bonbons, dire ma petite chérie d'amour, en italien en plus. Toto me l'a encore redit: tu sais que, encore aujourd'hui, Anne aime plus ta mère que vous, ses enfants, ne l'avez jamais aimée.

Ben tiens, elle n'a jamais reçu de claques sur la gueule, non plus.

Bref, j'ai fait mes adieux à ma rue, à ma maison, à Toto, à ma mère. Cette fois, c'est vrai, je suis vraiment orphelin.

CONVERSATION - Rigny-la-Nonneuse pour une autre chambre d'hôtes à la campagne. Un village gentrifié. Les citadins ont retapé les granges, les maisons de ferme. La rue principale, la seule rue en fait, est bordée de jolis pavillons. Je venais aux champignons ici quand j'étais petit, à vélo. Il y avait des grands bois évidemment avec des loups ou est-ce une autre niaiserie de mon père qui m'a déjà raconté, le nono, et je l'avais cru, que la girafe se chassait à la faux. Bref, il n'y a plus un arbre à Rigny, que des grands champs de blé que l'on est d'ailleurs à moissonner ces jours-ci.

Vous prendrez bien un petit verre de champagne avec nous, m'a invité l'hôtesse (du champagne acheté au producteur à une demi-heure d'ici à... 12 euros la bouteille). Le voisin s'est joint. Vous ne le croirez pas: le voisin est musher, il conduit des traîneaux à chiens dans les Alpes, dans le Jura, même en Laponie! Il a quatre chiens magnifiques dans sa cour, vous savez, ces chiens avec des yeux d'assassins...

Je me disais ça va être bon pour la chronique, trois Français, dont un musher, autour d'une bouteille de champagne qui parlent de la vie. Pas plus que ça finalement. Le ronron de la conversation m'a presque endormi.

Plus tôt cette année, j'étais en Irak où il y a des coupures de courant régulières, une minute ou deux, le temps que les génératrices prennent le relais. T'es avec des gens, tu parles, pouf la lumière s'éteint, t'es dans le noir, mais la conversation continue, aussi animée, comme si de rien n'était. En France et, pour être honnête, très souvent au Québec aussi, il m'arrive de plus en plus souvent un truc bizarre: il n'y a pas de coupure de courant, mais soudainement, pouf le courant ne passe plus avec les gens avec qui je suis, ils continuent de me parler sans rien soupçonner, mais aucune génératrice ne prend le relais, le courant ne revient pas et je vais me coucher en me disant: mais que disaient-ils donc?

PARLONS SPORT - Il y a le Tour de France, il y a la France du Tour, c'est-à-dire la France traversée par le Tour, et il y a la France tout court, qui se contrecrisse du Tour de France, vous n'avez pas idée. Je sortais de chez Toto, je n'avais rien vu de l'étape, je suis allé au bureau de tabac pour les journaux, chez le boulanger-pâtissier, chez le traiteur, personne n'a pu me dire qui avait gagné l'étape. J'ai demandé à des jeunes, à des vieux, et même à un Arabe dans la rue: ji si pas mon ami, ji rigrette pour toi.

Je me disais, je vais regarder le Tour dans les bars pour entendre ce que les gens en disent: j'ai pas encore trouvé un bar où la télé était ouverte sur le Tour.

En Amérique du Nord, le Tour de France, et le sport cycliste, c'est chic, c'est in, c'est différent (du baseball, du football), c'est classe moyenne. En France, c'est un peu le contraire, le Tour, c'est ringard, c'est pour les vieux, les beaufs, les Belges, les classes populaires.

Tandis que je vous parle, Cavendish vient d'enlever le sprint au cap Fréhel, j'ai beau ne pas l'aimer, sur cette finale précédée d'une bonne bosse qui ne lui convenait pas forcément, il a montré beaucoup de classe.

Classe ou pas, il serait étonnant qu'il répète son numéro aujourd'hui à Lisieux, à moins que sainte Thérèse s'en mêle... ce qui serait encore plus étonnant. Rappelons que sainte Thérèse de Lisieux allait à la messe à bicyclette, et qu'on lui doit la selle dite «de fille», avec la craque au milieu que de nombreux cyclotouristes mâles, j'en suis l'illustration, ont adoptée sans vergogne puisque cette petite craque enlève aussi beaucoup de pression sur la prostate. Merci, sainte Thérèse.