Quand je suis arrivé à Salers, dans le Cantal, j'ai su à la seconde que c'était exactement le genre de petite ville où je ne veux pas m'arrêter, pas marcher, pas prendre un café, rien. Saint-Sauveur dans le Cantal. Mais bon, je partais le matin en vélo, je revenais le soir. Comme dortoir, c'est à peu près supportable.

Reste que je ne comprends pas.

Je disais à la dame du café où je lisais mes journaux: ça doit être beau ici, au mois de novembre quand tombe une petite neige et qu'il y a juste des Auvergnats dans le village, pas de Belges, pas de Néo-Zélandais, pas de Parisiens?

Salers, que les guides touristiques décrivent comme un des villages les plus pittoresques de France, pourrait facilement être une île comme celles où font escale les paquebots de croisière. Les touristes débarquent à Salers pour la journée, en famille souvent, papa le Michelin à la main, maman le petit dernier dans un attelage sur le ventre, deux autres suivent qui veulent une gaufre, cela attendra, papa a aperçu le beffroi, il vérifie dans le livre, c'est bien ça, le beffroi. Comme Christophe Colomb montrant l'Amérique à ses matelots, il tend le bras: le beffroi.

Il y a aussi le couple de quinquagénaires en culottes tyroliennes, un bâton d'alpiniste dans chaque main, z'ont l'air de faire du ski au mois de juillet, mais sans ski, juste les bâtons.

Je ne comprends pas cette industrie qui s'applique à vider la plus belle géographie du monde de sa poésie, de son âme, plus criminel encore: de son silence, pour remplir les hôtels d'Allemands, de Hollandais, de Belges et, ce jour-là, d'un Québécois de si méchante humeur qu'il s'est engueulé avec le marchand de fromage: je vous ai dit un petit morceau et vous m'en mettez deux kilos, je suis tout seul, je vais le jeter; qui s'est engueulé aussi avec la libraire: vous vendez des livres, madame? Je veux dire, en plus de vos brochures sur l'Auvergne? La fumée lui sortait par les oreilles, s'étouffant, elle me faisait signe de sortir, partez, partez!

Je partites.

Vous demanderez à ma fiancée, ces jours-là, je suis à tuer. Ces jours-là? Le jour de la libraire et du fromager, dans l'après-midi, j'étais allé monter le col le plus haut d'Auvergne par le côté le plus difficile (par le cirque du Falgoux), une montée de 20 kilomètres, les deux derniers, mortels. À un kilomètre du sommet, j'ai mis pied à terre, je n'ai jamais été capable de repartir.

Une dame en auto attendait son mari sur le bas-côté, voyant mes vains efforts, elle me proposa obligeamment, quand son mari serait arrivé, de mettre mon vélo avec le sien sur le rack à l'arrière et de me monter en haut...

J't'ai tu demandé quéque chose, toi, crisse?

L'ÉCRITURE - Quand je suis arrivé à Figeac, une centaine de kilomètres au sud de Salers, dans le Lot, j'ai su à la seconde que je me plairais ici. Pourtant, les mêmes vieilles pierres, les mêmes venelles, les mêmes tourelles, les mêmes placettes, les mêmes boutiquiers qu'à Salers. Alors? Alors, je ne sais pas, mais peut-être ça: Figeac n'est pas que pittoresque. La ville n'est pas sous transfusion touristique, elle respire toute seule, comme une grande.

Il y a à Figeac un musée fascinant - je suis rarement fasciné par les musées - consacré à l'histoire des écritures du monde, le musée Champollion. Jean-François Champollion, savant déchiffreur de hiéroglyphes et d'autres écritures, a grandi à Figeac et au lieu de lui élever une statue débile sur laquelle les pigeons seraient venus chier, on a ouvert ce musée qui parle des écritures du monde. Dès l'entrée, cet extrait d'une lettre qu'écrivait Champollion à son frère, alors qu'il était pensionnaire au lycée: «Envoie-moi un livre, je ne sais que faire après avoir fait mes devoirs de latin et d'hébreu, de syriaque et de chaldéen.»

Fais donc un peu le ménage, lui répondit son frère. Ben non, c'est pas vrai.

Pour l'anecdote encore, à ce musée la première page de l'Aurore du 13 janvier 1898, le fameux texte de Zola - (J'accuse) - pour dénoncer l'infamie faite à Dreyfus, mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice, je n'ai qu'une passion celle du vélo, suis-je bête, je reprends, je n'ai qu'une passion celle de la vérité.

Il y a encore à Figeac, derrière le musée Champollion, une toute petite place magnifiquement nommée La place de l'écriture. Son centre est occupé par une installation de Joseph Kosuth, grande figure de l'art conceptuel américain, qui s'est inspiré, pour cette oeuvre, de la pierre de Rosette, je vous expliquerai une autre fois.

Tout sur cette place de l'écriture, de la venelle qui y mène, à l'ocre des murs, aux piliers à encorbellements des arcades, tout invite à... écrire.

J'ai sorti mon carnet. Récapitulons.

Nous disions donc que l'écriture est née quelque 5000 ans avant Jésus-Christ, à l'époque des idéogrammes sur des tablettes d'argile - ces tablettes que nous montre le musée ressemblent curieusement à des iPad en terre cuite. Depuis la nuit des temps, on a écrit sur des rouleaux de papyrus, sur des tablettes de bois, sur des feuilles de palmier, aussi sur des feuilles de chou, je plaisante. Sur des feuilles de palmier, donc, et sur des rouleaux de soie.

J'ai envie d'ajouter, et c'est une autre plaisanterie, que l'on écrit plus que jamais sur des rouleaux et des rouleaux, et des rouleaux de soi.

CHATS - Dans l'impasse qui donne sur la rue Boutaric, sept minous assis sur leur cul devant une porte.

Vous attendez quelque chose, les minous?

Une fenêtre s'est ouverte: ils attendent la dame qui les nourrit, elle ne viendra pas, elle a été transportée à l'hôpital ce matin.

Je suis allé leur chercher des trucs à l'épicerie, voyons voir, j'ai ici de la terrine de lapin, de la terrine de boeuf et de la terrine de truite et cabillau, joyeux Noël, les bestiaux...

VÉLO - J'ai titré cette chronique Tourismes en pensant aussi aux favoris du Tour de France, ceux qui gagnent le plus cher, 2, 3, 4 millions d'euros par année, ils font peut-être la manchette, mais pour l'instant, ils ne font pas la course. C'en est presque honteux. On les attendait jeudi dans la première grande étape pyrénéenne: on a eu droit à une attaque de l'aîné des Schlick-Schlack à trois kilomètres de l'arrivée, trois, à peu près six minutes de course, c'est tout, merci, bonsoir. Hier, ils ont avalé l'Aubisque comme si c'était un pont de chemin de fer, mais ça, c'est pas de leur faute, c'est une autre histoire.

On ne s'est pas ennuyé, remarquez. Même hier. D'autres sont allés au charbon comme le Français Jérémy Roy, qui aurait mérité la victoire, comme Thor Hushovd, qui est allé cueillir le Français avec deux kilomètres à faire, c'était à la fois beau et triste, c'était comme dans les documentaires animaliers quand le lion se jette sur le zèbre, tiens toé...

Vous a-t-on dit que ce Jérémy Roy, fort sympathique par ailleurs, vous a-t-on dit qu'il était ingénieur? À la télé française, ils nous l'ont répété 8794 fois, peut-être manquent-ils à ce point d'ingénieurs dans ce pays qu'ils deviennent fous comme la marde quand ils en voient un, mais si vous voulez mon avis encore une fois, ce dont les Français manquent le plus, c'est de commentateurs sportifs de télé capables de décrire une action sportive sans dire prodigieux, fabuleux, mythique, phénoménal. Ce que n'est plus le Tour de France, anyway.