Au printemps dernier, nous avons lancé un défi à nos chroniqueurs: couvrir une activité dans un domaine qui leur est totalement étranger, puis raconter leur expérience, avec ses hauts et ses bas. Aujourd'hui. Pierre Foglia à la Semaine de mode de Montréal. Pulls, t-shirts et jeans composent sa garde-robe. Mais dans une autre vie, notre chroniqueur a déjà palpé du Dior et a une idée bien arrêtée de ce qu'est (et n'est pas) la haute couture.

Ma journée a commencé rue Saint-Antoine, à l'atelier-boutique Harricana, qui dévoilait ce jour-là sa collection été 2012.

La propriétaire-designer, Mariouche Gagné, recycle les vieilles fourrures de matantes et les robes de mariée - mais les fourrures surtout. Elle en fait des chapkas, des casques d'aviateur, des mitaines, des colifichets, des manteaux. J'imaginais rapporter à ma fiancée un blouson en fourrure de coyote, et je l'entendais déjà protester:

De la fourrure de quoi?

De coyote, mon amour. Touche comme c'est doux.

Tu m'as acheté un blouson en fourrure de coyote?

Du coyote recyclé, mon amour. Rassure-toi, personne n'a tué de coyote pour faire ce truc-là.

Comment ça, personne ne l'a tué? Il est mort de la varicelle?

Non, mais il a été tué il y a peut-être 300 ans, il y a prescription, tu comprends?

La dame à qui j'ai dit que ma fiancée ne porterait jamais de fourrure de quoi que ce soit m'a candidement répondu: Mais si, mais si. Elle mange de la viande, votre fiancée? Elle porte des souliers en cuir?

Tu parles! Elle ne voudra même pas porter ces croquignolets cache-oreilles en fourrure, de coyote toujours, qui paraît-il feront fureur cet hiver...

C'est drôle pareil, la mode. Si j'ai bien compris, chez les filles, la mode est à se raser le minou, mais dans le même temps, les voilà qui se mettent du poil de coyote dans les oreilles. C'tu macho de dire qu'elles sont dures à suivre?

Anyway. Le maire Tremblay venait de commencer son discours, il a dit que la griffe Harricana faisait honneur à Montréal dans le monde entier. Si vous le voyez cet hiver avec des cache-oreilles en coyote, vous saurez d'où ils viennent.

***

La mode, j'ai dit. Au bureau, ils ont eu l'air de trouver que c'était une formidable idée de contre-emploi. Foglia et la mode, ha, ha, ha.

Pas tant que ça un contre-emploi. Bien sûr, je n'ai aucune idée de ce qui se portera le printemps prochain, ni d'ailleurs de ce qui se porte maintenant. Bien sûr, je m'habille de la même façon depuis que je suis né. Pull et jeans l'hiver, t-shirt et jeans l'été. Chemise blanche, veston noir et jeans pour me marier (une fois), même tenue pour aller au salon funéraire (presque toutes les semaines) et chez ma belle-mère à Noël.

Une fois dans ma vie, je me suis acheté un morceau de linge, comme on dit, parce que je le trouvais beau - toutes les autres fois, c'était parce que j'en avais besoin. La fois, c'était dans une friperie de San Francisco, un veston marron à rayures blanches comme en portaient les hommes d'Al Capone.

À une époque, je fréquentais plus les friperies que les librairies. Surtout en voyage. Je rapportais à mes fiancées des robes, des chapeaux, des boas, une fois un tailleur à ma fille, vert, je crois. Je l'entends encore se lamenter: mais papa! J'ai eu, je l'avoue, une période petit tailleur. J'ai eu aussi ma période robes à fleufleurs Laura Ashley, je me demande même si elle est terminée.

En fait, ce que j'aime le plus de la mode, c'est son matériau: la guénille. C'est un mot que m'a appris Marjo, la chanteuse. Tu viens d'où, Marjo?

Je viens du monde de la guénille. Avec un «é»: guénille.

J'aime toutes les guénilles. Rayonnes, soies, laines, tweed, mohair, cachemire, le fripé, l'écru, le satiné, l'imprimé, le crêpe, la mousseline, les velours, il n'y a que le cuir qui ne m'inspire pas.

J'ai toujours vu ma mère en tablier sur une robe noire; mes soeurs se boudinaient dans des horreurs stretchées. Souvent, le goût des choses nous vient d'un manque.

***

J'avais vu des défilés à la télé. En personne, c'était mon premier. C'était en ouverture de la Semaine de mode au Centre des sciences, présentation de la collection printemps-été 2012 de Martin Lim. Martin Lim pour Danielle Martin et Pao Lim, un couple dans la vie, leur troisième collection. En entrevue, après, j'ai entendu la dame dire que, pour les couleurs de ses tissus - surtout des beiges - elle avait été inspirée par les couleurs de Berlin.

Va pour Berlin. Mais si je peux me permettre, j'ai vu beaucoup de beige aussi à Saint-Hyacinthe. En fait, il y a du beige un peu partout, dans la vie. Comme disait une de mes ex-fiancées (qui a été ma fiancée vraiment pas longtemps): le beige, ça passe partout, c'est l'idéal pour aller au bureau. Elle travaillait à la pub chez nous, ça fait longtemps.

Je ne sais pas pourquoi je pensais à elle, juste là. Elle était toute petite; les filles qui défilaient devant moi étaient formidablement grandes avec des seins aux mamelons qui pointaient droit devant, comme celle-là qui passe à l'instant dans une camisole rose transparente.

Ces jeunes filles sont irréelles - je ne veux pas dire qu'elles viennent d'une autre planète, mais que, par leur taille, leur minceur, leur âge, leur dégaine, elles n'ont rien à voir avec la réalité de la fâmme. Rien à voir avec les femmes que je connais ni avec les femmes que je ne connais pas et, en particulier ce soir-là, absolument rien à voir avec les femmes qui assistaient à ce défilé, la plupart formidablement ordinaires, voire un peu ménagères - ou était-ce par contraste?

Paradait à ce défilé un mannequin, une rousse, Chantal, je crois, qui depuis a fait l'objet d'un reportage dans nos pages. Quinze ans, imaginez. J'ai vite calculé que sa mère pouvait en avoir 40 et sa grand-mère, hé hé, sa grand-mère... Vous avez une grand-mère, mademoiselle? Elle est rousse aussi? Je n'ai pas osé, elle était pressée, se dépêchait de se rendre à un autre défilé.

Vous avez remarqué comme cela semble les ennuyer d'être belles? Cette petite moue découragée? J'imagine celle-là devant son miroir, s'essayant à la non-représentation, à la non-mode, pour se retrouver, désespérée, encore plus indécrottablement belle. Rose is a rose is a rose is a rose... Gertrude Stein voulait peut-être dire par là qu'il n'y a rien à faire, quand on est une rose, essaye pas d'être autre chose.

Mais supposons qu'elle me le demanderait gentiment: savez-vous comment je pourrais faire pour être juste un peu moins belle, monsieur Foglia? Je l'enverrais rue Amherst, dans un magasin de vélo tenu par deux filles par ailleurs très drôles et très belles aussi, mais d'une autre manière, qui annoncent en vitrine: coupe lesbienne à 5$. À votre place, j'essaierais ça, mademoiselle la rouquine: une coupe lesbienne à 5$ qui vous laisserait la nuque dégagée.

Le défilé n'a pas duré 10 minutes. C'est finalement ce qui m'a le plus surpris: des mois de travail pour ça.

***

Le défilé suivant, celui de UNTTLD, a été présenté au Marché Bonsecours. UNTTLD pour Untitled (sans titre), c'est Simon Bélanger et José Manuel St-Jacques, deux rejetons des cégeps de design, leur premier défilé, très attendu par le Tout-Montréal de la mode.

Comment voient-ils la femme qui achète leurs trucs?

Une femme assez femme pour assumer nos vêtements.

Mais encore?

Une femme pas entretenue par son homme, une femme active, qui bouge, moderne.

Ces deux gars-là, c'est pas une collection qu'ils présentaient, c'est la charte de la Fédération des femmes du Québec.

Et cette femme pas entretenue, elle met vos trucs pour faire quoi?

Pour aller au bureau, pour aller chercher ses enfants à la garderie.

Ici, il faudrait mettre la photo d'une robe en filet blanc qu'ils ont présentée ce soir-là, du filet à très grandes mailles passée directement sur une culotte blanche décente, mais un sous-vêtement pareil. La tenue idéale pour que la directrice de la garderie appelle la DPJ, les pompiers et l'escouade antiémeute.

Le monde de la mode a adoré. Un des hits de la Semaine de mode. Pas moi. Tout m'a énervé. La musique techno à fond la caisse. La poésie prête à porter. L'audace Holt Renfrew.

Ça me revient tout d'un coup. C'est pas vrai, ce que j'ai dit tantôt. J'en ai déjà fait, des défilés. Ceux de la gang de Pur Hasard, il y a longtemps, feu Georges Lévesque. La poésie était celle de Laurie Anderson, la musique celle de Patti Smith, et il me semble qu'on y croisait moins d'acheteurs de chez Holt Renfrew. Et quand on allait aux toilettes, c'était pas pour pisser.

***

Vous connaissez les jeans Diesel? Je découpe les pubs de jeans Diesel dans les revues de compagnies aériennes chaque fois que je prends l'avion en me disant que je vais chroniquer là-dessus un jour. Tout ce que j'hayis dans la mode est dans ces pubs-là. De façon générale, j'ai un problème avec les mannequins garçons dans la mode - j'aime pas comment on leur demande de singer la virilité. La veste de jeans est juste assez ouverte pour qu'on voie les tétons. Le collier fait ressortir la musculature du cou. Bien sûr, une barbe de cinq jours couvre ses joues, et il est nonchalamment appuyé sur une pelle au manche si long qu'il lui arrive presque à la hauteur de la bouche - pulpeuse, la bouche, faite exprès, cela tombe bien, pour sucer des manches de pelle. Ah oui, les languettes de ses runnings pendouillent et ses lacets ne sont pas attachés.

Pourquoi je vous parle de ça? Parce que dans le dernier défilé - le dernier pour moi -, celui de Travis Taddeo, il y avait des mannequins mâles qui portaient des t-shirts avec des plumes de paon, ou de perdrix, ou de bécasse, va savoir, collées dessus. Les pauvres garçons avaient l'air de rescapés du vieux supplice moyenâgeux du goudron et des plumes.

Au rythme où la soirée se délitait, je me suis dit que le prochain défilé allait sûrement nous présenter une collection pour danse aérobique tout en justaucorps turquoise et en collants rose tendre.

Je suis parti.

J'ai appelé Éric, mon boss, pour tout autre chose. Il m'a dit: où t'es?

Je sors de la Semaine de mode.

Ah oui, c'est vrai, t'es allé là. Et puis?

Et puis la prochaine fois que vous voudrez que je couvre ce monde-là, envoyez-moi à Paris, à New York, à Milan. Pas à Montréal. Le prêt-à-porter pour vice-présidente de la Banque Royale ou pour animatrices d'émissions de fâmmes, j'en ai rien à foutre. Les falbalas en soie transparente pour party de Noël dans le 450, rien à cirer non plus. La mode, m'en crisse. C'est la haute couture ou rien. La haute couture, je veux bien, comme laboratoire et comme cour à scrap des modes. Je ne veux pas voir des mannequins porter les vêtements qui pendouilleront la prochaine année dans les 23 garde-robes des 23 bonnes femmes les plus riches de la Haute-Yamaska. Je veux voir des mannequins porter des robes qu'on accrochera au mur comme des Van Gogh. Je veux que ces robes soient coupées par des alchimistes, pas par des diplômés du collège LaSalle.

Des alchimistes qui habillent des émotions, l'amour, la nuit, l'espoir, la mer, la douleur, la fragilité. Et chaque fois, je veux voir dépasser le jupon de la poésie en soie sauvage.

Je remercie la journaliste Elsa Vecchi, collaboratrice de La Presse, de m'avoir guidé dans ce reportage. Elle se le fera très certainement reprocher par les gens du milieu. Désolé, madame.