Je me fais reprocher de trop parler de la mort. Là, j'en profite, c'est l'Halloween lundi, j'ai bien droit comme tout un chacun de sortir mes squelettes sur la galerie. Trois petites histoires de mort, une première pour rire, une deuxième pour pleurer, la dernière pour rien.

Vous savez comme j'ai peur de la mort. Mais si vous le savez, je vous l'ai dit mille fois. Eh bien, il m'est venu l'autre midi une épouvante plus grande encore que ma mort: la mort de ma fiancée. Je n'y avais jamais pensé jusque-là tant il est convenu entre nous que je mourrai le premier. Cela m'est venu d'un coup : et si c'était elle?

Elle était en train de passer la balayeuse quand pouf, la balayeuse est tombée en panne.

Passe-moi le tournevis.

C'est elle qui parle. Moi, de ma vie, je n'ai jamais dit à personne «passe-moi le tournevis». Grand dieu, que ferais-je d'un tournevis? Elle, par contre, me dit ça une ou deux fois par semaine, je n'ai jamais calculé mais je suis presque sûr de ce que j'avance ici: cette fille-là m'a dit plus souvent passe-moi le tournevis que je t'aime.

Je vais chercher le tournevis à la cave.

Mais non, pas celui-là!

Je ne voudrais pas vous donner une mauvaise impression de ma fiancée. Vous devriez la voir quand elle met sa robe bleue, elle est incroyable. Mais quand ça prend un tournevis à tête plate, c'est pas un tournevis à terre carrée, c'est tout.

Celui avec le manche rouge!

Là tu parles, mon amour. Le rouge, je peux pas me tromper. Ça lui a pris deux minutes avec le rouge, broum, broum, l'aspirateur est reparti comme un neuf. C'est là que ça m'est venu : et si elle mourait? Je devais avoir l'air terrifié parce qu'elle a aussitôt arrêté l'aspirateur: ça va?

Moi, oui. Mais toi? Tu ne vas pas mourir, ni rien?

Pourquoi tu dis ça?

Parce que. Comment je ferais pour l'aspirateur, pour la fournaise, pour tout en fait, j'entendais le monsieur te dire l'autre jour qu'il fallait pas oublier de mettre de l'huile dans la souffleuse au début de l'hiver.

T'en mettrais, c'est tout.

Ben tiens, dans quel trou?

L'autre jour, il y a eu une panne de courant. Elle était pas là. Le courant est revenu quelques heures plus tard, mais je n'avais plus d'eau. J'y dis au téléphone : y'a pu d'eau. C'est normal, elle m'explique, quand il y a eu une panne d'électricité pendant quelques heures, il faut faire repartir la pompe.

Où ça, une pompe?

Voyez le grand malheur que serait le mien si elle disparaissait. Et les minous! Sont à elle, ces minous-là, je ne suis pour eux qu'un pis-aller, un beau-père, je compte pas. Ils vont me faire la gueule si elle est plus là. Sauf Tonton, Tonton m'aime plus qu'elle parce que j'y donne des Tostitos en cachette, j'ai découvert qu'il aimait les Tostitos.

Bref, j'arrête pas de lui demander comment ça va. T'es sûre, chérie, ça va? T'es pâle un peu. Hier après-midi, elle est montée sur le toit pour ramoner la cheminée, en fait la cheminée est sur le second toit, elle accède au premier par la fenêtre de la chambre, de là elle accote une échelle pour monter sur le second et de là elle rampe jusqu'à la cheminée.

Es-tu folle, sacrament?

Je fais des rêves tordus. La nuit dernière, j'ai rêvé que j'avais mis une petite annonce pour la remplacer. La cour était pleine de candidates. Je leur faisais passer le test du tournevis. Après, je leur faisais essayer la robe bleue. Y'avait même un monsieur dans la gang, Ronald il s'appelait, pas pire sur le tournevis, mais la robe bleue, alors là! Pas pantoute! Trop petite, trop bleue, il était ridicule, je suis parti à rire.

Tu ris dans ton sommeil, maintenant?

Parce que je suis content.

Pourquoi t'es content?

Parce que t'es pas morte.

PETITE MORT SUR LE CHEMIN DU RETOUR À L'ENFANCE - Cela m'arrive souvent de mourir un peu. Une petite mort d'une minute ou deux. Devant une téléréalité, par exemple. Ou un autre show de singes. Ou dans un roman de Marc Levy, une phrase comme : la pluie fine faisait briller les trottoirs de Londres, cela suffit pour que je meure un peu. Ce n'est pas l'auteur, pas la chanteuse, pas le film, pas la médiocrité elle-même, mais sa célébration.

Ma dernière petite mort remonte à l'été dernier, en France. Je venais de passer une journée magnifique à Nantes, en fait non, pas à Nantes, mieux que ça, dans les librairies de Nantes, en particulier les deux librairies Coiffard qui se font face dans la petite rue de la Fosse, bref, je retournais à mon gîte par une campagne sur laquelle «flottait un air de gueuserie», dirait Gracq - on est tout près de la Vendée -, quand je m'avisai que je n'avais plus d'essence. On m'indiqua que je pourrais faire le plein au centre commercial d'Aigrefeuille-sur-Maine, prenez par ici, tout droit, vous tomberez dessus.

Je tombai en effet. Les vignobles du Muscadet ont soudainement fait place à un immense parking avec son enfilade de chariots, une épicerie flanquée à gauche d'une pharmacie, à droite d'une quincaillerie avec ses chaises de jardin, ses BBQ, ses tondeuses.

C'est ma dernière petite mort. Sur le chemin du retour vers l'enfance - tous mes voyages en France sont des retours vers l'enfance -, ce centre commercial très exactement comme sur l'avenue Dollard, à LaSalle.

Ce n'est pas la mort vraiment. On se dit seulement que si on mourait à l'instant, on mourrait sans regrets.

APPEL À TOUS - Parlant de mourir, il y avait sur les routes de France, l'été dernier, ce slogan génial et glaçant: La vitesse tue... ou pas!

Mon appel à tous n'a rien à voir, mais un peu quand même, voici, en vue d'un probable reportage, j'essaie de joindre des parents, ou des amis, des frères, des soeurs de gens qui ont été tués sur la route par des petits cons. Par petits cons, j'entends qui faisaient la course, qui étaient gelés ou soûls, qui roulaient à des vitesses de fou et qui sont peut-être morts eux-mêmes dans l'accident, mais eux, j'en ai rien à foutre. C'est leurs victimes dont je veux raconter les dernières heures. S'il n'en tenait qu'à moi, je titrerais cette série: Assassinats.