Si je vous dis poésie vous me dites Bukowski, Mallarmé, Hector de Saint-Denys-Garneau, Aimé Césaire, Garcia Lorca ou vous laissez Ferré, Léo, répondre à travers Aragon? on écrit des vers de la prose\faut bien trafiquer quelque chose en attendant le jour qui vient\la brume quand point le matin\retire aux vitres son haleine; mais vous monsieur le chroniqueur si on vous dit poésie vous dites quoi?

Je dis LaSalle.

Ça y est il est fou.

Je dis changez à Lionel-Groulx, descendez à Angrignon, de toute façon c'est le terminus. Prenez le boulevard Newman jusqu'au boulevard Dollar, pas loin y'a un café, me souviens plus de son nom, mais vous ne pouvez pas vous tromper il est dans la cour d'un magasin de vitres d'autos, y'a aussi un Jean Coutu pas loin, combien on parie que ce Jean Coutu-là bat le record des ventes d'antidépresseurs de toutes les pharmacies de toute l'Amérique du Nord?

LaSalle, c'est des kilomètres et des kilomètres sans un livre, même pas dans les sacs à dos des ados qui sortent de l'école. Vous dites poésie? Je vous dis LaSalle. Je vous dis Jade, Noémy, Imad, trois jeunes slamers, je les attends au café à côté du magasin de vitres d'auto.

Jade arrive la première. Seize ans. Je la vois hésiter, elle attend les autres ou elle entre? Comment elles font pour être aussi belles même sous l'enseigne d'un magasin de vitres d'autos? Seize ans. Jamais lu un livre de poésie. Les poètes pour être poètes doivent-ils avoir lu de la poésie? Qu'est-ce que je pose de bonnes questions. Je pourrais être journaliste si je voulais.

Vous avez un petit ami Jade?

Ça c'est déjà pas mal plus con comme question. Tu parles qu'elle en a un. Radieuse comme elle est tu penses quand même pas que c'est la poésie qui la transfigure? Il s'appelle Omar, il est Colombien, il travaille la nuit dans une usine où on tranche les poulets. Il nettoie les machines qui tranchent le poulet. Sa situation est un peu difficile me dit-elle. Tout est magnifique dans cette fille, mais la bouche est incroyable. Des fois c'est la bouche d'une petite fille de quatre ans et demi, par exemple quand elle dit: il habite à Terrebonne, c'est loin. Quand elle dit c'est loin.

Je lui ai demandé de me dire le début de son slam. Ce monde c'est le mien c'est mon eau, c'est mon pain, mon refrain chaque soir chaque matin...

Je ne l'écoutais pas vraiment, trop occupé à la regarder. Je pensais à Elsa Triolet qui était un vilain petit canard pour qui Aragon a tout de même écrit: tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire\J'ai vu tous les soleils y venir se mirer je pensais au couple Aragon-Triolet et je me disais merde si Aragon a écrit ça pour son laideron soviétique, le Omar de Jade, le Omar de Terrebonne, pourrait atteindre des sommets la nuit, en nettoyant ses machines à couper le poulet.

Tu slames aussi Omar? Si tu veux je t'envoie une photo d'Elsa. Tu vas être assez heureux de connaître Jade. Ils disent que l'amour est aveugle, va savoir, peut-être que ça vaut aussi pour la poésie.

Les autres sont arrivés.

On est arrivé au Canada en 2003, j'avais 8 ans, mes parents ont quitté l'Algérie pour nous, je comprenais rien... pas sûr qu'il comprenne beaucoup mieux aujourd'hui, Imad.

Lui aussi, beau, ça s'peut pas, de cette beauté mate et lisse qui a tant obsébé les poètes américains et anglais qui allaient prendre le thé au Sahara. Rappelez-vous que les premiers touristes sexuels étaient des poètes. Imad parle le français roucoulant des marchands de tapis de mon enfance, ti m'en prrrrend deux j'ti fait un prrrrix, ti m'en prrrrend trrrois j't'li donne.

La beauté remuante d'un jeune chiot parce qu'il bouge tout le temps mais aussi parce qu'il ponctue chaque mot de pis tout, pis tout.

(On est arrivé en 2003 fin d'octobre, pis tout... je comprenais rien. Pour faire une demande au Canada, il faut beaucoup d'années, pis tout là... Le slam je connaissais pas, moi c'est le rap français, j'aime trop ça le rap français, pis tout, pis tout).

Il connaissait pas le slam? Il slame pourtant nature juste en ouvrant la bouche. Il est son propre poème, la preuve sur deux jambes que la poésie n'est pas un truc à réciter, qu'elle ne vaut que par son existence comme l'ours grizzly: précise Jim Harrison dans «La poésie comme survie».

Imad a l'Algérie au coeur, c'est mon pays dit-il sans se douter de la grosse pierre qu'il déterre. Cet été je savais que j'allais aller en Algérie, j'avais mon billet, je comptais les heures...

«Quand je suis arrivé à ce Canada, j'ai vu mes parents galérer pour moi, travailler jour et nuit, mon père gagnait 7,50$ de l'heure, il se tapait tout son malheur, il travaillait dans une usine de plastique, revenait des blessures aux yeux, des blessures aux mains quand on lui demandait c'était quoi il disait que c'était rien...

Papa t'es venu ici comme si rien n'était, pis tout, pis tout, nous voir grandir dans le bonheur, pis tout, pis tout»

Qu'est-ce qu'un poème?

Jacques Brault en parle dans une petite plaquette qui vient de sortir au Noroît, «Dans la nuit du poème», ça commence comme ça: Quand je me demande ce qu'est un poème je ne me pose pas une question académique.

On le félicite.

Alors qu'est-ce qu'un poème? C'est tellement d'affaires. Des fois c'est même pas un texte. Des fois c'est quelqu'un. Un ado-loukoum comme les aime l'islam. Imad, tiens.

La plus belle des trois c'est Noémy qui danse avec la mort. La mort de son papa qui n'est pas mort. Il est seulement junkie. Noémy parle à son père dans son slam à pleurer, à la fin tu veux la prendre dans tes bras, là là petite fille, et la première chose que tu sais c'est pas elle qui pleure, c'est toi.

«Tu te rappelle papa, tu te rappelles le temps où la vie était belle, le temps où t'avais pas besoin d'elle... tu lui as tout donné, ta beauté, ta santé, ton cash, t'as compté les chances que t'as eues? Ben là c'est plate il t'en reste plus, fume-là, sniffe-là, peu importe comment tu te l'envoies, ça m'intéresse plus... quand j'ai besoin d'un père je vois juste les larmes de ma mère, j'ai mal à l'intérieur, juste-là au fond de mon coeur...»

Qu'est-ce que la poésie? Prenez le mot coeur par exemple. Il n'y a plus un seul poète au monde qui l'emploie, même moi qui ne suis pas poète pour deux sous je ne l'emploie pas, sauf chez le boucher du marché Jean-Talon, vous avez du coeur de veau? holà il est gros, juste la moitié c'est possible?

Prenez le mot coeur chez Hector de Saint-Denys Garneau, dans son poème Cage d'oiseau: Je suis une cage d'oiseau, une cage d'os, avec un oiseau... vers la fin le poète dit que l'oiseau (la mort) ne pourra s'en aller qu'après avoir mangé tout son coeur... la source du sang\avec la vie dedans\il (l'oiseau) aura mon âme au bec...

Noémy dit exactement la même chose dans son slam, son coeur vit le même deuil, affirme la même envie de survivre. Bien sûr Noémy n'a pas lu Hector... mais imaginez le miracle si ces deux-là pouvaient se rencontrer pour parler poésie, hé, ho, quelqu'un quelque part dans une école, hé ho quelqu'un pour arranger cette rencontre-là?

Prenez le mot coeur, comme dans (au fond de mon coeur) dans le slam de Noémy, écoutez-le battre dans sa cage d'os et redemandez-moi une dernière fois c'est quoi un poème, allez, c'est quoi un poème?:

C'est tout simple, c'est quand une gamine qui n'a pourtant jamais lu un foutu poème de sa vie dit le mot coeur, ce vieux mot qui ne bat plus et que, pourtant, on entend battre.

Je remercie Catherine Therrien, la cinéaste qui m'a permis de rencontrer Jade, Imad et Noémy. Catherine est l'auteure du wed-documentaire Le bruit des mots que pouvez voir en ce moment sur le site de Radio-Canada, www.radio-canada.ca/lebruitdesmots. Outre Jade, Imad et Noémy, son vibrant webdoc met en scène une douzaine de jeunes slamers, tous de l'école secondaire Cavelier-De LaSalle.

Notons que les jeunes slamers ont été initiés au slam par Ivy (Ivan Bielinsky) - monsieur slam au Québec - et surtout étaient chaperonnés par leur prof de français Josiane Barbeau, sainte femme que je me permets d'embrasser.