Des récriminations, des accusations, une cérémonie de lâcher de ballons - le cérémonial prend de plus en plus souvent la place de la réflexion -, des équipes d'intervention, des plans d'action, bref, quelques jours d'émoi et puis on n'en parlera plus jusqu'au prochain reject qui se suicidera comme Marjorie Raymond ou disparaîtra comme David Fortin, vous vous souvenez de David Fortin, ce jeune homme d'Alma souffre-douleur de son école, qui a disparu il y a deux ou trois ans?

Deux cas, précisons-le, où le rejet ne semble pas être le seul motif du drame. Marjorie s'était disputée avec la fille qui l'a agressée, une histoire «de filles», et surtout elle était une des élèves les plus populaires de l'école; David Fortin, c'est tout le contraire, le reject classique, mais il semble qu'il avait aussi des problèmes à la maison, bref, deux cas spéciaux.

Ai-je l'air de dire que le rejet, quand il ne s'aggrave pas d'autre chose, par exemple d'une peine d'amour, par exemple de la découverte de son homosexualité et de l'impossibilité d'en parler avec un proche, ai-je l'air de dire que le simple rejet, celui de la cour d'école, n'est pas si grave que ça?

Je vais un peu dire ce genre d'horreur, en effet. Cela vous changera des bons sentiments qui dégoulinent comme le sirop au printemps chaque fois que surgit de l'actualité un de ces drames qui donnent «à faire du sens», et pire: à faire de la pédagogie, cette maladie dégénérative dont souffre l'école d'aujourd'hui.

D'abord redire - je l'ai déjà évoqué - que le rejet est de toute éternité, de toutes les communautés, que c'est souvent sur le dos du rejet que se solidifie le groupe.

Autrement dit, le rejet est un apprentissage parmi d'autres, si vous acceptez cette statistique (plutôt optimiste) que, sur dix humains, six sont de parfaits imbéciles, où pensez-vous que le petit con apprend à en devenir un gros? Sinon à l'école en donnant libre cours à son instinct premier: l'instinct carnassier. Un, se mettre en meute. Deux, exclure de la meute les plus faibles. C'est là le tout premier apprentissage du loup.

Je vous entends d'ici brailler sur l'exclu. Pauvre petit! Yé tout petit pis y tapent dessus. Snif, snif. C'est pas de même que ça marche. C'est pas parce qu'il est petit, malade et peut-être un peu pédé qu'il est moins con que les autres. Imaginez qu'on prenne les rejects de toutes les écoles pour les mettre dans une école spéciale pour rejects, la première affaire que vous allez savoir, c'est que, dans cette école spéciale pour rejects, il va y avoir des... rejects. Des rejects de rejects, vous me suivez?

Autre statistique, celle-ci personnelle. Le rejet et l'intimidation étant des sujets récurrents, vous pensez bien qu'en 45 ans de journalisme, j'ai en rencontré pas mal, des parents de rejects - venez vite, monsieur le chroniqueur, ils vont le tuer. Surtout des mamans. Après une demi-heure avec chacune de ces mamans éplorées, il m'est venu chaque fois cette horrible pensée qu'on devenait probablement reject par hérédité.

Ma mère était la reject du quartier parce qu'elle était étrangère, qu'elle avait un accent, qu'elle était mal habillée, j'ai été moi-même un reject sauf que cela se vivait autrement, d'abord, il n'y avait pas la violence sournoise de vos réseaux soi-disant sociaux; et à l'école, la grande différence était l'autorité, une autorité qui nous gardait sur la pointe des pieds. Une autorité crainte, sinon respectée.

Aujourd'hui, dans les écoles, on parle énormément de respect. En ce temps-là, on n'en parlait pas, le respect venait avec l'air qu'on respirait. Je ne sais plus où j'ai lu que l'école d'aujourd'hui est l'école du respect (enseigné comme le français et avec autant de succès), alors qu'hier on avait le respect de l'école, le reste coulait de source.

S'en prendre à l'autorité était lourd de conséquences. Y'a pu d'autorité. Y'a pu de conséquences. Y'a pu d'enfants. À 5 ans et demi, ce sont des personnes. Ils ont le droit d'aimer et de haïr qui ils veulent. C'est pour ça que je ris comme un fou quand je vous entends dire à la radio ou quand je lis dans les journaux toutes les belles choses que vous allez faire pour que plus jamais de Marjorie, plus jamais de David Fortin.

Vous ne ferez rien du tout comme d'habitude.

Les directions d'école sont malades de leur refus de sanctionner (voyez la bataille autour des notes). Les profs? Eux-mêmes souvent victimes d'intimidation, ils ne tiennent pas plus que ça à se retrouver dans la ligne de mire de leurs élèves.

Les parents des harcelés? Je viens de vous le dire, sont souvent à l'origine du malaise.

Les parents des harceleurs? Quoi! Mon beubé, un monstre! C'est qui qu'a dit ça que j'y casse la gueule!

Je vous ai entendu toute la semaine chercher des coupables. Il y en a un auquel vous n'avez manifestement pas pensé: la décivilisation.

Extrait d'un message envoyé à la jeune fille qui s'est disputée avec Marjorie: Salope, j'te souhaite de perdre un membre de ta famille... si t'as un enfant un jour, j'te souhaite de l'perdre... t'as scrappé la vie de plein d'monde. Crève lentement petite chienne...

Le titre, décivilisation, est emprunté au philosophe français Alain Finkielkraut.