Vous savez, bien sûr, que le père Noël n'existe pas. C'est écrit dans le dictionnaire. Attendez que j'ouvre le nouveau Littré, allons voir à Noël: fête de la Nativité de Jésus-Christ qui tombe toujours le 25 décembre et blablabla, arbre de Noël: arbre sous lequel on met des joujoux, bûche de Noël, chants de Noël, ah tenez, ici, père Noël: personnage imaginaire dont on dit qu'il apporte des cadeaux. I-MA-GI-NAIRE, c'est clair, non.

Eh bien! le dictionnaire se trompe. J'ai rencontré le père Noël jeudi dernier. Et non il ne travaille pas dans un centre commercial. Et oui c'est le vrai père Noël, il s'appelle Normand Brault, écoute, Normand Brault, ça ne s'invente pas. Même que sa blonde s'appelle Thérèse Guillemette, ça non plus, ça ne s'invente pas. Une autre preuve? Il était en retard. On avait rendez-vous à midi à La Presse, il m'appelle, je suis désolé, je vais être en retard, je suis comme une queue de veau aujourd'hui. Rappelez-vous, jeudi on était le 22 décembre, qu'est-ce qui peut être comme une queue de veau un 22 décembre? Le père Noël.

Mais je ne voudrais pas vous laisser sur l'impression que les dictionnaires disent des bêtises. Il est tout à fait exact d'écrire que le père Noël est imaginaire. Comme bien d'autres choses d'ailleurs. Comme Dieu. Comme la bonté. Comme un bouton sur le nez. Un matin, tu te réveilles avec un bouton sur le nez. Tiens, un bouton. Y'a aucune raison. C'est pas le nez, c'est pas la peau. C'est la tête. Une pensée, une angoisse dans ta tête. Le bouton vient concrétiser cette angoisse, on dit somatiser. Dieu c'est la même chose, il n'existait pas, mais les croyants ont fini par le créer à force d'y croire, ont fini par le somatiser en quelque sorte. La bonté, la même chose. Elle n'existe pas à l'état naturel de l'homme et de sa fiancée. Elle est, elle devient à force d'être faite, de devoir la faire disait le philosophe Alain. Il faut bien faire la bonté, on ne peut quand même pas laisser les gens crever.

Vous me suivez? Pour Dieu et la bonté, ce que je viens de vous dire reste à prouver. Mais pour le père Noël, c'est vraiment comme ça que c'est arrivé. Il était imaginaire, on l'a imaginé pendant des siècles, et subitement il s'est concrétisé, pouf, comme un bouton sur le nez. La veille y'en avait pas, et le lendemain, tiens, le père Noël.

Et c'est tout récent. Une dizaine d'années pas plus. C'était au mois de décembre, au resto italien Buona Notte, boulvard Saint-Laurent. Normand Brault soupait en amoureux avec sa blonde Thérèse Guillemette. Son portable sonne, allô?

Précisons que Normand est psy-choéducateur, il a travaillé tout sa vie dans les centres jeunesse, aujourd'hui il est responsable de la formation des psychoéducateurs mais à l'époque il était en charge d'un PSL, un point de service local, le foyer de groupe Evelyn à Verdun. Neuf enfants. On revient au Buona Notte, son portable sonne, allô, c'est l'intervenante de garde du foyer: S'cuse de te déranger, Normand, Marie-Ève est en crise, j'en viens pas à bout, je ne sais pas quoi faire.

Passe-la-moi, dit Normand.

Marie-Ève a 7 ans. Hyper maganée. Elle hurle dans le téléphone, en crise effectivement, des sanglots, des incohérences, Normand écoute, y'a rien d'autre à faire que d'écouter, sauf qu'au bout de son spasme, la gamine lâche : ouais pis à part ça c'est bientôt Noël, pis le père Noël va encore m'oublier cette année. Normand saisit la perche tendue.

Écoute-moi bien, Marie-Ève. Tu vas raccrocher. Tu vas prendre une feuille de papier et tu vas écrire au père Noël, fais-toi aider par l'intervenante. Tu vas dire au père Noël ce que tu veux et je te promets qu'il va te l'apporter.

Tu me le jures? dit la gamine.

Je te le jure, Marie-Ève.

C'est à cet instant précis dans l'histoire de la chrétienté que le père Noël, le vrai, s'est concrétisé, s'est somatisé, pouf, comme ça d'un coup. On peut dire que le père Noël est né pour vrai, de la folle espérance d'une gamine complètement fuckée qui voulait tellement que le père Noël existe, qu'effectivement, il s'est mis à exister.

Quand Normand Brault ferme son portable, il ne sait pas encore qu'il est devenu le père Noël. À ce moment-là, c'est juste un psycho-éducateur qui vient de trouver un truc de psychoéducateur pour "grounder" un enfant en crise. Sauf qu'un peu plus tard, pendant le repas, sa blonde Thérèse qui, soit dit en passant, travaille aussi dans un centre jeunesse, fait observer : si le père Noël apporte un cadeau à Marie-Ève, va falloir qu'il en apporte un, aussi, aux autres du foyer.

Ouais, dit Normand, mais avec quel budget?

On va arranger ça dit Thérèse. Fais écrire les lettres. Donne-moi-les, je vais les distribuer dans ma famille, chacun un cadeau, ça ne les ruinera pas.

Cette année-là, il y a 10 ans donc, 20 lettres, 20 cadeaux, 20 pères Noël différents. Cette année, 600 lettres. Toujours des enfants des centres jeunesse. Ou qui sont dans leur famille, mais pointés par la travailleuse sociale du CLSC ou de la DPJ comme vivant dans des foyers où le père Noël ne passera pas, tu peux être sûr de ça.

Cher père Noël, je suis un enfant avec un peu de difficulté, parfois gentil mais c'est pas facile, j'aimerais avoir une canne à pêche, je ne suis jamais allé à la pêche, Pierre, 11 ans. Cher père Noël, je voudrais avoir un manteau Baby Phat, tu peux en trouver un au marché aux puces pour 10$, sexe femelle, Fanny. Cher père Noël, je voudrais avoir un pupitre pour faire mes devoirs, Kevin. Cher père Noël, j'ai 15 ans, je suis Sabrina, je vais être honnête avec toi, j'ai vécu beaucoup de stress cette année...

Six cents pères Noël, un pour chaque lettre. Des amis de Normand. Des amis des amis. Des parents. La nièce de Normand, avocate fiscaliste, distribue à elle seule une centaine de lettres dans les bureaux où elle travaille. Un exemple différent, Carole Côté, intervenante dans un centre jeunesse, quatre enfants, le plus petit 4 ans, le plus vieux 17 ans, cette année chacun un cadeau en moins.

Pour l'instant, Montréal et les Laurentides. L'année prochaine, Trois-Rivières aussi et Québec. Mais ce n'est toujours pas une organisation. C'est resté le truc de Normand Brault. Toujours anonyme. Les pères Noël ne connaissent pas le nom de famille des enfants. La loi l'interdit, et c'est bien comme ça, on n'est pas dans le prêchi-prêcha du parrainage. En fait, toute l'opération est anonyme. En 10 ans, pas une fois à la télé, pas une fois dans les journaux. 

Pourquoi dans La Presse cette année? 

Parce que je voulais.

Donne-moi une bonne raison, m'a dit Normand.

Je lui en ai donné deux.

En 40 ans de métier, c'est mon premier scoop à vie: le père Noël existe.

L'autre grande nouvelle c'est que le père Noël travaille dans un centre jeunesse et si vous voulez mon avis, c'est pas si étonnant, et d'ailleurs pas si loin de ce que vous disait ma collègue Katia Gagnon dans sa série sur les enfants perdus.

Allez, on les embrasse.