Josée et Jacques et leurs deux garçons, Alexandre, 9 ans, et Antoine, 4 ans, partent de Pointe-aux-Trembles pour aller souper chez grand-papa à Pike-River, pas loin de Venise-en-Québec. Entre Henryville et Saint-Sébastien, sur la 133, un VUS conduit par un jeune homme de 18 ans qui roule à 180 km/h dans la voie de gauche les percute de plein fouet. Il pleuvait à verse. Le jeune conducteur, qui venait de dépasser trois voitures, n'a pas eu le temps de se rabattre. Il faudra une heure et demie aux pompiers pour désincarcérer les enfants, qui sont miraculeusement saufs, enfin à peu près: le plus grand a la rate éclatée et le crâne ouvert. Il faudra trois heures pour sortir les cadavres des parents.

Ceci est le premier papier d'une série douloureuse qui ne devait pas commencer comme ça, qui ne voulait pas s'en aller tout de suite dans la ferraille tordue, les rates éclatées, les crânes ouverts.

Mais je vous connais, vous êtes pressés, vous aussi. Si je ne vous dis pas tout de suite de quoi il s'agit, vous allez me houspiller: allez, le journaliste, aboutis. On n'a pas que ça à faire, lire le journal. Vous ne vivez peut-être pas à 180 km/heure, mais c'est sûr que vous êtes, vous aussi, dans la hâte des choses, même le samedi matin. On en est tous là, remarquez; finalement, notre modernité se résume souvent à deux petits mots: dépêche-toi. Et après ça, on essaie de leur dire de ne pas aller vite.

O.K., je vais me dépêcher. Deux adolescents, 16 et 17 ans, ont perdu la vie dimanche soir à Saint-Wenceslas quand, pour une raison inconnue, leur voiture s'est retrouvée dans la voie inverse, où elle est entrée en collision frontale avec un autre véhicule. Selon la police, l'alcool pourrait être en cause dans cet accident.

À Saint-Sulpice, deux jeunes qui faisaient la course sur la 138 en plein coeur du village ont tué une dame qui se promenait à vélo.

Dans un rang près du village de L'Avenir, un étudiant de l'Université de Sherbrooke en visite chez ses parents a été heurté de plein fouet par un chauffard ivre. Il est mort le cou cassé. Il avait 21 ans.

À la télé, les amis des petits cons qui étaient soûls ou non, qui avaient pris de l'ecstasy ou pas, qui textaient leur blonde ou non, mais qui dans tous les cas roulaient très très très vite, les amis du petit con diront: c'était un bon gars. Les parents renchériront: il travaillait bien à l'école, on n'avait pas de misère avec. Et souvent, en épilogue, l'involontaire plaisanterie: c'était un bon vivant.

Je vous parle là d'accidents anciens, le petit rond qu'ils ont fait dans l'actualité s'est refermé aussitôt, sauf pour les proches des victimes, souvent marqués pour la vie.

Anik: Le type qui a tué mon frère dans le parc des Laurentides en faisant un dépassement interdit dans un virage avait une bière entre les cuisses. Mon père en a fait un infarctus, il est mort 18 mois plus tard. Ma mère s'est mise à boire, elle a bu jusqu'à sa mort. Moi, je devais aller étudier en France, ça ne s'est pas fait comme plein d'autres choses qui ne se sont pas faites non plus. C'est toute une famille que ce type a tuée. Il a eu six mois de prison.

Caroline: J'ai 12 ans, c'est la Saint-Jean. Ma soeur Josée, qui en a 16, a eu la permission d'aller aux feux. Mes parents m'ont réveillée à trois heures du matin, ils filaient à l'hôpital. Je les ai attendus toute la nuit sur la chaise berçante de la cuisine dans un silence rendu sinistre par l'horloge qui faisait tic-tac. Quand mes parents sont revenus, ils n'ont pas eu besoin de me dire que Josée était morte. Le gars qui l'a fauchée sur le trottoir et s'est enfui a été condamné à 42 week-ends de prison. Pas 42 mois. 42 week-ends.

Ceci est le premier papier d'une série douloureuse qui, pour l'essentiel, dira qu'il n'y pas que le petit con qui était bien vivant; Nancy Boisvert aussi. Elle avait 32 ans, elle a été tuée rue Notre-Dame à Lavaltrie quand son véhicule est entré en collision avec celui d'un jeune homme de 19 ans qui roulait à 180 km/h dans une zone de 70. Le jeune homme, qui avait perdu tous ses points d'inaptitude, conduisait sans permis. Nancy Boisvert, enceinte de cinq mois, était mère d'un petit garçon de trois ans qui n'était pas dans l'auto. Son mari, qui la suivait dans une seconde voiture, a assisté à l'accident.

Ceci est le premier papier d'une série douloureuse qui se complaira délibérément dans les détails superflus parce que ce sont les détails superflus qui disent la vie juste avant la ferraille tordue.

C'était un jeudi, normalement pas de sortie le jeudi, mais bon, elle avait si bien insisté... Et puis, c'était juste pour aller au Carrefour Laval avec son amie.

Je préparais le souper, raconte sa mère. Tu vas bien souper avant de sortir, quand même? Ah non, elle n'aurait pas le temps. L'autobus passait au coin à 18 h. Elle m'a dit: le pâté chinois d'hier fera l'affaire. Je n'en ai plus jamais refait.

Je me suis assise pour la regarder manger, à ce moment-là son amie a téléphoné, elle lui a répondu impatiemment, mais oui, mais oui, puis elle a raccroché et à moi: elle est fatigante!

Je lui ai fait mes recommandations comme d'habitude. Attention aux accidents!

M'man j'y vais en autobus!

Je l'ai embrassée, j'ai ajouté: tu sais, il y a même de la prostitution au Carrefour, ils en ont parlé à la télé. Je me ferais du cash elle m'a dit en m'envoyant la main. Elle avait 15 ans.

C'est en revenant, après que l'autobus l'eut déposée, en traversant la rue pour rentrer à la maison, qu'un jeune con, vroum, ne l'a pas vue, vroum, n'a pas freiné, on n'a jamais vraiment su.

À l'hôpital, presque en même temps qu'il nous a annoncé sa mort, le médecin a parlé de dispositions. Quelles dispositions? De quoi parlez-vous, docteur? Il a fini par dire on ne peut pas la garder longtemps. J'étais tellement fâchée. Vous avez besoin de la chambre, c'est ça? Pas de problème, faites-nous un petit paquet, on va la ramener à la maison. On la mettra dans sa chambre à elle, elle venait justement d'en faire le ménage après qu'on lui eut commandé vingt fois: fais ta chambre.

Plus tard, j'ai fouillé dans ses dessins pour en mettre un sur sa pierre tombale. Elle dessinait surtout des lapins et des petits bonhommes qu'elle appelait des pervers pépères. Je pouvais pas choisir un pervers pépère pour mettre sur sa tombe, j'ai choisi un lapin avec des oreilles d'âne. J'ai su plus tard par son amie qu'elle était tellement heureuse en revenant du Carrefour. Elle y avait rencontré ce garçon qui «était pogné sur elle», comme elle disait. Il lui avait donné son numéro. Elle s'appelait Élizabeth, mais on disait Zabeth.

***



Boucanes

Gilles et Nicole sont allés passer ce vendredi 13 août (2010) chez des amis à Berthierville. Ils rentrent à Saint-Alphonse, où ils ont leur résidence d'été. Ils sont à mi-chemin quand Gilles, qui n'aime pas conduire, cède le volant à sa femme.

C'est arrivé peu après sur la route 158 qui porte à cet endroit le nom bucolique de «rang de la Petite Chaloupe». Nicole n'a gardé aucun souvenir de l'accident lui-même. Elle ne voit pas d'auto qui lui fonce dessus, ne se souvient d'aucun choc, ne se souvient pas d'avoir crié, elle voit seulement une lumière qui l'aveugle: la lampe d'un policier. J'ai aussitôt regardé vers le siège du passager: mon mari avait l'air de dormir.

Je n'avais mal nulle part. J'étais sûre de n'avoir rien. Je parlais normalement. J'ai donné, de mémoire, le numéro de téléphone de mon frère. À l'hôpital, à Joliette, j'ai demandé où était mon mari. Il est dans une chambre voisine, m'a-t-on répondu sans me préciser qu'il était mort.

On m'a annoncé qu'on allait me transférer à Sacré-Coeur à Montréal. Je ne comprenais pas pourquoi puisque j'avais rien... En fait, j'avais deux vertèbres du cou brisées, sans compter des petites choses, fracture du sternum, poignet gauche cassé, le fémur de la jambe gauche cassé, la rotule, la cheville, le talon...

C'était à la mi-août, je suis sortie de l'hôpital en octobre pour entrer au centre Gingras, l'institut de réadaptation de Montréal où j'ai été confinée jusqu'à la mi-janvier et où j'ai été magnifiquement soignée. C'est grâce à ces gens merveilleux que je remarche aujourd'hui.

J'ai des plaques de fer et des vis partout, il y a plus de fer dans ma jambe gauche que dans une boîte à outils, je me suis battue avec une volonté que je ne me connaissais pas pour retrouver mon autonomie, j'ai été si occupée par ce combat que c'est seulement à ma sortie de l'Institut, quand je me suis retrouvée seule dans mon condo de Longueuil, quand la solitude et l'ennui me sont tombés dessus, c'est seulement à ce moment-là que j'ai pleuré mon mari. L'ennui, la solitude et ce cauchemar qui est revenu tous les soirs pendant des mois, un cauchemar d'essence, des gens voulaient me jeter dans un feu qu'ils alimentaient en versant de l'essence dessus.

Mon mari est au cimetière Côte-des-Neiges dans une urne en forme de pyramide parce qu'il capotait sur les pyramides; ça lui est venu en lisant Tintin, puis il est allé en Égypte... Mon urne à moi, que j'ai commandée au même artiste, M. Boire de Saint-Charles-de-Mandeville, mon urne à moi sera en forme de tour, parce que je suis debout et que c'est une sorte de miracle. Brisée. Vidée. Seule. Et debout.

L'accident tel qu'il lui a été raconté par la police: vous ne pouviez rien voir, madame. C'était dans une côte, l'auto qui s'en venait en face, une S2000 (Honda), allait très vite, elle venait d'en dépasser une autre quand elle a surgi en haut de la côte où vous arriviez en sens inverse. Elle vous a frappée avant que vous ne l'ayez vue.

Les deux jeunes, 17 et 23 ans qui étaient à bord de la S2000 ont été tués dans l'accident. Quelques semaines auparavant, le plus jeune des deux avait reçu une contravention de 650$ pour excès de vitesse à peu près au même endroit.

Sur Facebook, la soeur de l'un des deux a invité les amis de son frère à venir faire crisser leurs pneus sur l'asphalte, un show de boucane, après les obsèques. Une de ses amies a approuvé avec enthousiasme: quelle bonne idée, la police va capoter.

On m'a gardé des copies de ces courriels, note Nicole d'une voix indifférente. On n'y trouve aucune mention de la mort de mon mari. Pas un regret. Pas un salut. Rien. Quand je suis rentrée à la maison, j'avais quand même, dans ma boîte vocale, un message compatissant de la mère du plus jeune.

Je ne nourris aucune rancune. Je m'emploie à vivre et cela me prend toute mon énergie. J'ai eu un accès de colère une seule fois et ce n'était même pas contre des jeunes. C'était un dimanche soir. Je regardais par hasard Tout le monde en parle, Jacques Duval s'y vantait de collectionner les contraventions parce qu'il roule très vite.

Photo: Ninon Pednault, La Presse

Nicole Deslauriers