Le téléphone sonne chez les Pigeon, à Sainte-Béatrix. Il est 21 h 30, un samedi de fin novembre. C'est la police. Vous êtes M. Pigeon?

Oui.

Vous êtes qui par rapport à William Pigeon?

Je suis son père, pourquoi? Je peux lui parler?

Non, vous ne pouvez pas. Votre fils a un enfant?

Non, il a juste 20 ans. Vous devez parler d'Anastasia, elle a 11 ans, c'est la petite soeur de Clara, la blonde de mon fils. Ils sont allés au cinéma à Joliette tous les trois, il est arrivé quelque chose?

Il est gravement blessé.

À l'hôpital de Joliette, Pierre Pigeon et sa compagne Christine sont isolés dans une pièce. Toutes les 20 minutes, un infirmier vient leur dire qu'il ne peut rien leur dire.

Il est blessé où?

Je ne peux rien vous dire.

C'est grave?

Je ne peux rien vous dire.

Il est mort?

Je ne peux rien vous dire. L'infirmier est aussi bouleversé qu'eux.

Il reviendra une dernière fois accompagné d'une femme médecin qui semble tétanisée à l'idée de leur annoncer que leur fils est mort. C'est finalement l'infirmier, après un coup d'oeil à la médecin, qui prendra sur lui de parler: votre fils est décédé.

Deux policiers accompagnent Pierre Pigeon dans la chambre pour l'identification.

«Mon fils avait les yeux ouverts, c'est la première fois que je voyais un mort les yeux ouverts. Il avait les dents cassées, je crois bien qu'il n'avait plus de bas du corps.

«J'ai appelé sa mère à Montréal.»

William, Clara et Anastasia roulaient à 70 kmh. Le jeune de 19 ans qui leur est rentré dedans roulait à 158 kmh. L'alcool n'est pas en cause. William et Clara ont été tués sur le coup, la petite fille a eu les jambes écrasées, elle remarchera, mais devra être opérée à chaque étape de sa croissance. Le jeune homme, qui n'était pas attaché, s'en est sorti avec une commotion.

Quelques jours plus tard, un enquêteur a accompagné Pierre Pigeon au garage, il a demandé à Pierre s'il voulait récupérer les souliers de son fils.

L'enquêteur a dit aussi à Pierre que la famille du jeune homme de 19 ans qui a causé l'accident était une famille normale, «comme vous autres», a-t-il ajouté.

J'imagine que vous voulez dire que c'est du bon monde, a répondu Pierre.

* * *

Carmen et Guy regardaient, en différé, la finale du curling féminin des Jeux de Vancouver. Il était 9h du matin, un des chiens s'est mis à aboyer. Carmen regarde par la fenêtre: tiens, une voiture de police dans la cour.

Vous êtes Carmen Desgagné, la mère de Jonathan?

Tout d'un coup, ses jambes ou ses genoux ne voulaient plus la porter. Elle est restée debout au prix d'un effort incroyable. Le policier a continué avec la brutale maladresse des timides: il a eu un accident, il est décédé. Et presque du même souffle: il faudrait aller l'identifier à l'hôpital pour libérer les lieux.

Jonathan, 32 ans, et sa compagne Claudine, 27 ans, venaient de passer la soirée à Chicoutimi. Ils rentraient à la maison à Kénogami, Claudine était au volant.

Ils étaient quatre dans l'autre auto: le chauffeur, 17 ans, sa copine et deux amies de sa copine, dont c'était l'anniversaire. Les filles ont raconté en cour qu'ils avaient descendu Saint-Dominique en brûlant quatre lumières, y compris celle du boulevard du Saguenay, où ils ont heurté à 118 kmh Jonathan et Claudine, qui passaient tranquillement sur la verte. Claudine a été tuée aussi.

* * *

«Je me suis sentie comme un animal qui vient de se faire abattre à la chasse. L'animal n'est pas mort, il sent le couteau qui est en train de lui ouvrir le corps, il sent qu'on lui arrache les organes un par un, le foie, les poumons, le coeur surtout. On s'imagine un grand malheur, une tristesse infinie, on ne sait pas, tant que cela ne nous est pas arrivé de nous faire dire que notre enfant est mort, on ne sait pas que c'est aussi une terrible douleur physique.»

Catherine, 21 ans, la fille unique de Lise Lebel, a été tuée sur la 155 alors qu'elle s'en allait suivre un cours du soir à l'université, à Trois-Rivières. Elle a été tuée par une femme qui avait commencé à rouler dans la mauvaise voie de l'autoroute sur un parcours de six kilomètres.

Lise venait de se coucher quand deux policiers se sont présentés à sa porte. «Je me suis sentie comme un animal quand le couteau lui ouvre le corps...»

Ils sont allés pour l'identification à l'hôpital de Trois-Rivières.

«On ne la reconnaissait pas. Elle avait la mâchoire cassée.»

* * *

Renée était rentrée à Outremont dans la matinée. Pierre, son compagnon depuis 42 ans, devait l'y rejoindre le lendemain. Ils avaient loué une maison pour l'été dans la région de Valcartier, où Pierre était commandant de l'école de musique des cadets. C'était aussi un cycliste, il allait souvent faire la route des Équerres, paraît-il, un des plus beaux parcours de la région de Québec. Il y est allé ce jour-là en fin d'après-midi.

Il a été heurté par un individu qui ne se souvient de rien. Pas de témoin. Pas de coup de frein. En passant, si vous me permettez un conseil, si vous voulez tuer un cycliste, c'est une très bonne idée de ne pas freiner; comme ça, la police ne pourra pas dire à quelle vitesse de débile vous alliez, car c'est par les traces de freinage qu'on calcule la vitesse. Bref, il n'y aura pas de poursuite. La police a identifié Pierre par son permis de conduire dans la poche de son cuissard.

Ils ont réveillé Renée à 4h du matin à Outremont. Il n'y a pas eu d'identification officielle: les policiers ont vivement déconseillé à Renée de voir le corps.

* * *

La police a sonné à leur porte à 3 h 45 du matin. En voyant les policiers, Guylaine se souvient de s'être demandé: Louis-Philippe ou Nathalie? Mon fils ou ma fille?

Les deux étaient venus fêter le 28e anniversaire de Nathalie. Ils étaient repartis vers minuit, chacun de leur côté.

Il est arrivé quelque chose à votre fille, a dit le policier, elle est décédée.

«Je me suis mise à crier comme une folle dans la maison. La suite s'est déroulée dans un brouillard; nous avons suivi les policiers jusqu'à l'hôpital où je travaille comme infirmière auxiliaire depuis 32 ans. Il a fallu obtenir l'autorisation du coroner pour la voir. Son visage était intact.»

L'accident a été causé par un jeune homme de 17 ans qui venait d'emprunter en sens inverse une bretelle de sortie de l'autoroute 20. Il est accusé de conduite dangereuse ayant causé la mort, négligence criminelle ayant causé la mort, conduite avec capacités affaiblies ayant causé la mort et conduite sous l'influence de l'alcool ayant causé la mort.

* * *

Carinthe, 20 ans, est partie de Sutton vers 19h, elle avait passé le week-end chez ses parents à étudier, elle était en première année de médecine à Sherbrooke.

Ils ont soupé, puis elle est partie. Sa mère a dit: n'oublie pas d'appeler quand tu seras arrivée.

Elle appelait toujours. Pourquoi pas cette fois? Qu'est-ce qui se passe? Son mari l'a rassurée: elle se sera sans doute arrêtée chez des amis. Plus tard dans la soirée, en passant devant son portrait, sa mère a parlé au portrait: pourquoi t'appelles pas? T'appelles toujours...

Le téléphone a sonné vers 23h, sa mère a décroché et comme on le fait parfois quand on est sûr de qui appelle, elle a parlé la première: ah! t'es arrivée! Mais ce n'était pas sa fille. C'était un policier.

Le type complètement saoul roulait dans le mauvais sens de la rue Saint-François à Sherbrooke. Deux voitures ont réussi à l'éviter, pas Carinthe. Le type, dans la cinquantaine, collectionnait les condamnations pour conduite en état d'ébriété.

Les parents de Carinthe ont fait don de ses yeux, les seuls tissus encore viables. «Nous savons, dit sa mère, que deux jeunes personnes ont reçu des greffes de cornée, nous espérons qu'ils verront la vie avec la même humanité, le même joyeux optimisme que Carinthe.»