Il est une légende dans Montréal-Nord. Il s'appelle Beauvoir Jean. Il est le fondateur des Master B, le premier gang de rue du quartier, ancêtre des Bo-Gars. Master B comme dans Maître Beauvoir. Le crime et la prison, il connaît. Aujourd'hui repenti, le maître de gang est devenu «travailleur de milieu». Un travailleur dont l'expérience hors du commun lui permet de rejoindre des jeunes que personne n'ose même approcher.

Beauvoir, qui aide aujourd'hui de jeunes gangsters à s'en sortir, est donc l'homme par qui les gangs sont arrivés en ville? Les mains jointes, l'homme de 43 ans, dont la camisole laisse découvrir un grand B tatoué sur le bras, rectifie tout de suite. «Au départ, j'ai pas créé un gang. Quand je suis arrivé à Montréal-Nord en 1980, c'était très raciste. Nous, les Noirs, on était minoritaires. On pouvait pas vraiment bouger et faire ce qu'on voulait parce que les Blancs nous tabassaient. Quand on allait à l'école, ça nous frappait. Les Master B, on était comme un groupe de chevaliers défensifs.»

 

Avec le temps, les «chevaliers» qui se défendaient contre les skinheads sont devenus plus agressifs, et la noble cause a foutu le camp, observe Beauvoir. Ce qui a commencé comme une guerre d'ados contre le racisme s'est transformé en business pour «le cash, les voitures, les filles». Un business qui a mené l'ex-chef de gang plusieurs fois en prison pour trafic de drogue, voies de fait, agression armée, alouette...»Un peu de tout», dit-il, avec un sourire narquois. Un business sanglant qui lui a fait voir la mort de près. «Des années 80 jusqu'à aujourd'hui, j'en ai vu, du monde mourir, j'en ai vu, des amis y passer. J'ai vu des ennemis mourir aussi. J'ai perdu des cousins.»

Troisième de 10 enfants, Beauvoir est né en Haïti dans une famille tout ce qu'il y a de plus «drette», comme il dit. «Ce n'est pas le parent qui fait l'enfant. Tu peux être dans une famille drette et ton enfant est croche.» Il a atterri à Montréal-Nord à l'âge de 15 ans. Son père, aujourd'hui à la retraite, était chauffeur de taxi. Ses frères et soeurs mènent des vies bien rangées. «C'est des prêtres, des pasteurs, juste du monde droit, ils sont allés à l'université. Je suis le mouton noir.»

Un petit gars tannant? «J'étais tannant dehors. Mais pas chez moi, parce que c'était très strict. J'ai été chef de gang durant quelques années sans que mon père le sache. Quand il l'a su, c'était trop pour lui, il m'a tout de suite envoyé aux États-Unis chez mon oncle. Il s'est dit que j'allais changer. J'ai fait trois ans au New Jersey avant de revenir ici. Mais j'avais même ma gang dans le New Jersey!»

Père de six enfants, Beauvoir dit avoir changé pour eux. Lui qui a passé par «le mauvais chemin» ne veut pas que ses enfants l'y suivent. «J'ai vieilli. Mes erreurs de jeunesse, je les ai faites.» Fatigué des allers-retours en prison, il a donc frappé l'an dernier à la porte du centre communautaire de Montréal-Nord. Il avait besoin d'aide. Besoin d'aider aussi. Il se disait qu'il pourrait mettre à profit autrement son expérience auprès des jeunes. La dame du centre communautaire a semblé quelque peu déroutée par sa demande. «On aurait dit qu'elle pensait que je voulais la kidnapper, raconte Beauvoir. Elle est quasiment partie en courant! Elle a appelé Jéthro à la rescousse.»

Jéthro, c'est Jéthro Auguste, un sympathique missionnaire évangéliste, directeur de l'organisme jeunesse Culture-X. Il a pris Beauvoir sous son aile. Entre les deux hommes, un lien de confiance s'est tissé. «C'est mon grand frère, mon deuxième cerveau, dit Beauvoir. C'est lui qui m'a soutenu dans ma démarche.»

C'est ainsi que Beauvoir, ex-chef de gang, est devenu animateur de sport, puis «travailleur de milieu» auprès des 18-30 ans au Café jeunesse multiculturel de Montréal-Nord. Il a même une carte de visite, qu'il brandit parfois aux yeux des policiers qui se méfient de lui. «Je sais qu'il y a de bons policiers qui sont là pour faire leur métier. Mais il y a aussi des petits baveux qui sont là pour t'écoeurer. Ça m'arrive encore d'avoir de petits incidents avec eux, même si j'essaie de faire mon boulot.»

Sortir un jeune des gangs est une mission très difficile, surtout si le jeune en question peut réussir en une seule journée de crime à se payer une voiture de luxe, observe Beauvoir. «Si tu essaies de lui dire que le crime, ce n'est pas bon, il va te répondre: «Moi, jusqu'à maintenant, ça marche bien pour moi, j'ai mon argent, j'ai mon char.» Jusqu'au jour où il va se faire arrêter et aller en prison...Il va comprendre. Quand on fait de l'argent vite, on pense toujours que c'est trop facile. Mais cet argent-là, on ne l'a jamais pour longtemps.»

Jéthro croit en la réhabilitation de Beauvoir, même si son embauche est loin de faire l'unanimité dans le milieu communautaire de Montréal-Nord. «C'est un visionnaire, il a des idées. Avec tout ce qui s'est passé à Montréal-Nord, on devrait mieux comprendre l'importance de l'embaucher. Il peut faire ce que personne d'autre ne peut faire. Au salon funéraire où était exposé Fredy Villanueva, il y avait des jeunes qui étaient prêts à faire du grabuge. C'est lui qui les a retenus.»

Depuis l'embauche de Beauvoir, une quarantaine de jeunes que personne ne voulait même approcher jouent au soccer le mercredi soir. Des jeunes qui n'ont pas tout à fait le profil de fils à papa dociles. «Il faut vraiment aller chercher ceux qui sont dans la rue, qui sont dans les gangs, dit Beauvoir. Moi, la chance que j'ai, c'est qu'ils me connaissent tous. J'étais avec eux autres. J'ai plus de facilité. S'ils voient quelqu'un d'autre les approcher, ils vont se dire: Ah! c'est la police, ou c'est un agent double.»

Avec Beauvoir, la confiance règne. «Si quelqu'un peut être efficace sur le terrain, c'est lui», dit Jéthro. «Il nous ouvre des portes que personne d'autre ne peut ouvrir», renchérit Slim Hammami, qui encadre les travailleurs de rue du Café jeunesse. «C'est quelqu'un qui a un grand coeur, qui est très rigolo et qui a toute une réflexion par rapport à son passé. Il m'a surpris dans son altruisme.»

Mais Beauvoir aura beau devenir un enfant de choeur et suivre Jéthro à la messe, son casier judiciaire bien garni suscite la suspicion. Que dit le principal intéressé à ceux qui craignent qu'il ne profite de son poste pour faire du recrutement? «Je les comprends. Je suis un père de famille aussi. Ils se disent: «C'était un chef de gang. Est-ce que je dois confier mon enfant à ce gars-là?» Mais les jeunes me connaissent et savent comment je peux les aider. Je suis comme un modèle pour eux. C'est pas moi qui le dis, c'est eux. Ils me disent: «Si toi, t'as réussi à changer et à t'en sortir, moi aussi, je peux.»»

Courriel Pour joindre notre chroniqueuse: rima.elkouri@lapresse.ca