«On a oublié de déménager la Lune!»

C'était soir de répétition sur la scène du Gesù. La troupe Notre Théâtre, formée d'adultes atteints de déficience intellectuelle, mettait la touche finale au spectacle qu'elle présentera aujourd'hui. Il fallait rassurer les comédiens, tester l'éclairage, monter le décor. Et s'assurer de ne pas oublier la Lune, une des pièces maîtresses du décor.

J'étais assise au premier rang pour assister à cette répétition hors de l'ordinaire. La pièce, tout en chansons, s'appelle Du Tac au Tic. Une oeuvre sur les saisons de la vie et le temps qui passe. L'aboutissement de deux ans de travail.

L'une des comédiennes, Isabelle-Marie, est venue s'asseoir à mes côtés. Cheveux courts, regard sensible. Comme tous les autres comédiens de la troupe, elle est atteinte d'une déficience intellectuelle. Elle a de la difficulté à parler. Elle a approché son visage très près du mien. Elle m'a dévisagée comme si j'étais une extra-terrestre. J'ai repensé à cette phrase du cinéaste Gilles Blais, dans le très beau film Les fiancés de la tour Eiffel: «L'avoir croisée dans la rue, je crois bien que j'aurais fait un petit détour... dans ma tête.»

C'était exactement cela. Un mélange de préjugés et de peur qui m'avait fait hésiter avant d'accepter cette invitation, même si je ne doutais pas un instant du bien-fondé de la cause.

Le malaise s'est vite dissipé quand j'ai vu les 10 comédiens, tout vêtus de noir, monter sur scène. Aux côtés d'Isabelle-Marie, il y avait Jean, Pierre-Luc, Carl, Mélika, Maxime, Laura, Jonathan, Félix, Konica. Quand les projecteurs s'allument, ils sont avant tout des comédiens. Magnifiques comédiens dotés d'un don exceptionnel pour nous toucher en plein coeur. Je vous mets au défi de ne pas sortir de là séduits et remués.

Parlez-en à Marie-Hélène Laurin, directrice de la production de Notre Théâtre. Elle fait partie de cette fabuleuse équipe d'artistes et de professionnels du milieu de l'éducation qui encadre la troupe de façon bénévole. Depuis 1994, la troupe survit exclusivement grâce aux dons et à la générosité de gens comme elle. Dans sa «vraie vie», Marie-Hélène, enseignante de formation, fait de la production télé. Elle travaille autant avec des comédiens professionnels qu'avec des comédiens ayant une déficience. Trop souvent, on sous-estime leur talent, observe-t-elle. On oublie même qu'ils sont des humains. Or, ils ont des qualités extraordinaires qui sont réelles. «Ils sont rigoureux. Ils ont une authenticité exceptionnelle. Une compréhension de l'émotion qui va souvent dépasser celle de plusieurs comédiens professionnels qui s'attardent à dire des mots. Comme on les fait travailler en théâtre corporel, ils sont obligés de saisir l'essence des textes.»

Notre Théâtre n'a pas la prétention d'être une troupe professionnelle. Mais c'est beaucoup plus qu'une «bonne cause» pour laquelle il suffit de lancer un billet de 20$ sans se donner la peine d'assister au spectacle, avertit Marie-Hélène, grande consommatrice de théâtre. «Je peux dire que ce spectacle est vraiment comparable, en termes de qualité, à bien des spectacles professionnels que je vois.»

Le jour, la moitié de la troupe va à l'école, l'autre moitié travaille dans des ateliers souvent répétitifs et peu stimulants. Les loisirs des comédiens se réduisent le plus souvent au bowling ou au bingo. Deux fois par semaine, le théâtre leur permet d'être ailleurs. On ne leur demande pas d'être fonctionnels, mais juste d'être, point à la ligne. De s'épanouir, d'exploiter leurs forces, de repousser leurs limites. «Il n'y en a aucun qui a le goût que ça paraisse, observe Marie-Hélène. Ils sont bien conscients de leurs limites et c'est ce qui fait qu'ils sont pour moi des êtres humains particulièrement attachants.»

Ce ne sont pas des professionnels, mais ils sont traités comme des professionnels. Ils ont leur photo de casting sur le web (www.notretheatre.com). Ce soir, ils auront des loges, avec des petites lumières autour du miroir. «On va signer des autographes! Te rends-tu compte?» a dit Mélika, très excitée à l'idée de vivre sa première expérience sur scène.

Parmi les 10 comédiens qui seront sur les planches du Gesù, certains font partie de la troupe depuis plus de 15 ans. Carl, par exemple, atteint de trisomie 21, qui a une vaste expérience en télé et au cinéma. Quand Marie-Hélène a demandé à ses comédiens ce qu'ils aimaient du théâtre, Carl s'est animé. «On peut exprimer au public ce qu'on ressent dans notre coeur», a-t-il répondu tout doucement et en se touchant la poitrine. Dans son coeur, les chagrins d'amour se suivent, a-t-il ajouté, avec une candeur désarmante. «Des peines d'amour, j'en ai toute une liste. Je peux t'en nommer plein, plein, plein. Moi, mes peines d'amour, c'est plus des amours impossibles.»

Au début de l'entrevue, Carl regardait le sol. «Regarde-nous, Carl! On n'est pas dans le plancher!» lui a lancé Louise Desmarais, cofondatrice de Notre Théâtre. C'est la Denise Filiatrault de la troupe. Ce projet, c'est son bébé. «C'est ma famille. Ils me ramènent à la vie. Ils me font rire. Avec tout ce qui se passe dans le monde, leur authenticité me fait du bien.»

Il faut voir Louise diriger «sa famille» de main de maître, avec passion, amour et fermeté. «Viens ici, ma chouette! Non, pas comme ça, ma belle! Arrête de sourire, mon Félix! On parle de la mort!»

Ainsi, sous le regard bienveillant de Louise et de ses complices, les yeux de Carl se sont détachés du plancher pour nous regarder. Quand les projecteurs se sont allumés pour la première fois, les comédiens ont tous crié «Woaah!» en plissant les yeux et en riant. «Il va falloir vous habituer. C'est ça, le dur métier de comédien», leur a dit Marie-Hélène. Il fallait voir leur regard, à la fois fier et fébrile.

«On a oublié de déménager la Lune!» a encore lancé Louise au beau milieu de la conversation, presque aussi énervée que ses comédiens.

C'est toute la beauté de la chose. Il y a des gens, comme ça, qui déménagent la Lune sans même s'en rendre compte.

Du Tac au Tic est présentée ce soir à 20h au théâtre du Gesù, 1200, rue Bleury, à Montréal. Les billets sont en vente au Gesù (514-861-4036) et sur Admission (514-790-1245 ou www.admission.com).