J'ai eu un choc en voyant récemment une photo du «petit Elian». Le naufragé cubain dont j'ai couvert l'histoire de Miami et de Cuba il y a 10 ans est maintenant un jeune homme de 16 ans. Sur les photos que La Havane fait circuler, on le voit, costume vert olive et drapeau cubain à la main, assistant, l'air taciturne, à un congrès de la jeunesse communiste. Comme si, une décennie plus tard, il était encore, malgré lui, le symbole d'une idéologie surannée.

Jusqu'où peut-on aller dans la récupération politique du drame d'un enfant? Très loin. Il y a 10 ans, Elian Gonzalez était le naufragé le plus célèbre du monde. Il avait été trouvé un jour de novembre 1999, voguant seul sur une chambre à air, le corps brûlé par le soleil, au large de Fort Lauderdale. L'océan avait emporté sa mère ainsi que les neuf autres passagers qui avaient tenté de rejoindre les côtes de la Floride sur une embarcation de fortune.

Le petit Elian, qui venait de survivre à un naufrage après avoir vu sa mère mourir, n'était pas au bout de ses peines. Il s'est retrouvé au centre d'une guerre politico-médiatique entre Miami et La Havane. D'un côté comme de l'autre, il y a eu récupération éhontée de sa tragédie. Tapis dans l'ombre d'une guerre froide terminée, ni les exilés cubains ni Fidel Castro ne voulaient rater cette occasion d'attirer l'attention sur un combat presque oublié.

Pour les exilés de la bourgeoisie cubaine de Miami, la saga du naufragé permettait de cristalliser un ressentiment datant de 1959. Ils exigeaient que l'enfant sauvé des eaux, devenu le symbole inespéré de la lutte anticastriste, puisse demeurer aux États-Unis auprès de son grand-oncle.

Du côté de La Havane, on réclamait qu'Elian puisse retourner vivre auprès de son père demeuré à Cuba (les parents étaient séparés). Les grands-mères cubaines d'Elian ont été dépêchées à Miami pour militer pour le retour de l'enfant. Et Fidel Castro en a bien sûr profité pour faire d'Elian le plus grand symbole révolutionnaire cubain depuis le Che.

Le bras de fer a duré plusieurs mois. À Miami, en avril 2000, j'ai fait partie de la horde de journalistes qui guettaient la sortie de l'enfant devant la maison de son grand-oncle, dans la Petite Havane - une maison qui a été transformée en musée à la gloire d'Elian depuis. J'en garde des souvenirs surréalistes. Il y avait là plus d'antennes de télévision que de palmiers. Et surtout cette impression d'être à Disney ou sur le plateau d'une telenovela.

On faisait sortir Elian de sa tanière en fin d'après-midi, juste à temps pour les bulletins d'information de début de soirée. On le faisait défiler comme un animal de cirque. Andy Garcia et Gloria Estefan s'étaient joints au spectacle. On avait même fait enregistrer à l'enfant une vidéo où il disait qu'il voulait rester à Miami.

Le cirque prenait par moments des allures politico-mystiques. Des manifestants anticastristes priaient, pleuraient, s'évanouissaient. Le grand-oncle d'Elian jurait avoir vu la Vierge Marie dans le miroir de sa chambre. Galvanisée, la Petite Havane s'imposait fièrement comme le dernier front de la guerre froide.

Même si les autorités américaines avaient ordonné que le jeune exilé cubain rentre dans son pays avec son père, il n'était pas question pour les leaders cubano-américains de céder. Si bien que le 22 avril 2000, à l'aube, des agents fédéraux armés ont fait irruption dans la maison du grand-oncle pour ramener l'enfant de force à Washington, là où son père l'attendait.

La photo d'Elian, caché dans un placard, le regard terrorisé devant l'arme pointée vers lui, a fait le tour du monde. Ce jour-là, les leaders anticastristes de Miami ont essuyé une cuisante défaite. Et Fidel Castro était, bien entendu, mort de rire. «Eisenhower a déployé cinq millions d'hommes, de tanks et d'avions pour conquérir l'Europe, mais j'ai réussi à déstabiliser le gouvernement des États-Unis avec seulement deux mamies!» aurait-il confié à des amis.

Bien sûr, la victoire de Castro n'était qu'une façade lézardée. Car si la vie était si formidable dans cette île où l'on emprisonne les dissidents, pourquoi tant de Cubains risquent-ils leur vie sur des embarcations de fortune? À Cuba, où j'ai interviewé des gens alors que l'affaire Elian battait son plein, tout le monde connaissait quelqu'un qui avait tenté la traversée vers les États-Unis, en quête de liberté.

D'un point de vue juridique, le cas d'Elian était facile à trancher. À partir du moment où l'on a su que le père de l'enfant était vivant et qu'il tenait à son fils, les États-Unis avaient l'obligation, selon la loi, de le lui rendre. Mais d'un point de vue politique, c'était bien sûr une autre histoire. L'establishment cubano-américain a un poids politique non négligeable en Floride et sur l'échiquier politique américain. Dans l'espoir de le ménager, Bill Clinton a donc laissé traîner l'histoire pendant cinq mois avant d'agir.

Qu'en pense le petit Elian devenu grand? Sous cet air taciturne de jeune communiste rangé, quel regard pose-t-il sur la guerre politique faite à ses dépens? À quoi aspire-t-il? Il faudra attendre que Castro soit mort et enterré pour le savoir. On connaîtra alors l'étendue réelle de son naufrage.