Serge G. Morin n'oubliera jamais ce jour d'octobre 2008 où, un peu nerveux, il a mis les pieds à la Sorbonne pour la première fois. Il s'est assis dans le bureau et a dit: «Est-ce que vous acceptez des doctorants de 75 ans?»

La réponse: «Monsieur, nous les recherchons parce que ce sont ceux qui ont le plus à dire.»

Ingénieur de carrière, Serge Morin n'avait jamais rêvé d'une retraite paresseuse. Ce Montréalais qui avait passé sa vie la tête plongée dans les calculs savants a eu envie de poursuivre des études en histoire de l'art. Il a d'abord obtenu une maîtrise à l'UQAM avec un «A». Il s'est ensuite inscrit en 1997 au programme commun de doctorat à l'Université de Montréal. Il n'y connaissait qu'un seul professeur, l'historien de l'art François-Marc Gagnon, qui avait participé au jury de son mémoire de maîtrise. M. Gagnon a accepté de diriger ses travaux, qui portaient sur le peintre québécois Jean-Philippe Dallaire.

M. Morin a travaillé durant huit ans à sa thèse, intitulée Jean-Philippe Dallaire (1916-1965) et l'art mural. Pour approfondir sa recherche, il a notamment fait l'acquisition du journal intime du peintre. Un journal de près de 200 pages, quasi illisible, tout en pattes de mouche. M. Morin a mis 750 heures à en faire la transcription, une lettre à la fois. «Il avait une écriture très difficile, surtout quand il prenait un petit verre de vin!»

Après des années d'un travail méticuleux, M. Morin a présenté sa thèse avec l'approbation de son directeur. À son grand désespoir, le jury l'a rejetée d'un revers de main au motif que son sujet n'en était pas vraiment un.

Dans un rapport cinglant obtenu grâce à la Loi sur l'accès à l'information, François-Marc Gagnon laisse entendre que l'âge avancé de M. Morin faisait de lui un candidat qui n'était pas «enseignable»: «Ce n'est pas tout d'ouvrir nos portes à ces étudiants adultes, encore faut-il (...) qu'ils soient enseignables.» Il lui reproche notamment de trop s'étendre sur le «biographique» et critique «ses façons de juger ses devanciers de haut», «gênantes et détestables», sans préciser qu'il fait lui-même partie de ces «devanciers».

Dans l'histoire universitaire, il est rarissime qu'un directeur de thèse se prononce contre son élève après l'avoir lui-même autorisé à soutenir sa thèse. Pourquoi donc l'y avoir autorisé? «Quand j'ai jugé qu'il pouvait soutenir sa thèse, je me suis dit: «C'est un monsieur à la retraite...» Je m'attendais à ce que le jury soit bienveillant et dise: «Bon, ce n'est pas une thèse formidable, mais ça va, on pourrait donc l'accepter.» Mais ce n'est pas ce qui s'est passé», me dit M. Gagnon, qui, avec le recul, admet qu'il aurait été plus simple de s'abstenir.

M. Gagnon dit qu'il s'attendait à ce que le jury laisse tranquille ce «vieux monsieur», qui n'allait certainement pas «entrer en compétition sur le marché du travail avec des jeunes». Mais il souligne que l'avis de l'examinatrice externe qui faisait partie du jury, Michèle Grandbois, considérée comme une spécialiste de Dallaire, a fait pencher la balance. Elle était «très négative». «Tout le monde s'est rallié à son point de vue. Il ne fallait pas que ce soit très, très brillant.»

Dans son rapport, Michèle Grandbois émet «de sérieux doutes sur la pertinence d'une thèse sur Dallaire et l'art mural». Or, deux comités universitaires avaient au préalable approuvé ce sujet et le plan de présentation.

Que s'est-il donc passé? Aux yeux de M. Morin, il semble clair que Mme Grandbois, conservatrice du Musée des beaux-arts de Québec et responsable de l'exposition Dallaire en 1999, était en conflit d'intérêts. Or, selon les règlements de la faculté des études supérieures, il faut veiller à ce que tout conflit d'intérêts réel ou apparent soit évité dans la constitution d'un jury de thèse.

Selon M. Morin, Mme Grandbois a insisté pour que sa thèse porte sur un autre peintre parce qu'elle tenait à demeurer LA spécialiste de Dallaire. Elle aurait en outre voulu que M. Morin n'ait accès aux archives du peintre que s'il acceptait de lui remettre une transcription du journal intime de Dallaire, qu'elle aurait bien aimé acquérir. Des allégations que Mme Grandbois qualifie de «ridicules» mais que corroborent des déclarations sous serment.

Selon M. Morin, il était clair aussi que le jury souffrait de sérieux problèmes d'éthique. Le fait que le rapport dévastateur de Mme Grandbois ait été lu par d'autres membres du jury avant qu'ils ne rédigent leur propre rapport constitue un accroc au principe d'indépendance des membres du jury, plaide-t-il.

Estimant qu'il avait été victime de manquements à l'éthique, M. Morin a décidé de poursuivre la faculté des études supérieures de l'Université de Montréal et les membres du jury. Dans un jugement très sommaire rendu en 2004, le juge Roger E. Baker, de la Cour supérieure, rejette la requête. «M. Morin ne requiert rien de moins qu'une analyse minutieuse et profonde de toutes et chacune des procédures en jeu dans le programme doctoral alors qu'il n'apporte pas un iota de preuve convaincante à l'appui de ses allégations», écrit le juge. Selon lui, rien ne prouve non plus que Mme Grandbois était en conflit d'intérêts.

Persévérant, M. Morin a décidé de tenter sa chance à la Sorbonne. Il y a été accepté en octobre 2008. Il a soumis la même thèse en y apportant des corrections mineures pour la rendre conforme aux normes de la Sorbonne.

Lorsqu'on lui a envoyé un courriel pour lui dire que sa thèse avait été acceptée, il ne l'a d'abord pas cru, tant son parcours avait été ardu.

Le 10 juin dernier, c'était sa soutenance. M. Morin s'est rendu à Paris avec sa femme et ses enfants. Très ému, il a obtenu son doctorat avec la mention très honorable, la deuxième en importance. Le jury a salué la rigueur de son travail.

Comment la même thèse peut-elle être refusée à l'unanimité ici et jugée très honorable là-bas? L'Université de Montréal n'a pas voulu commenter le détail de l'affaire. La porte-parole Sophie Langlois a simplement tenu à rappeler que l'Université décerne quelque 400 diplômes de doctorat chaque année et que les «cas qui font problème» comme celui de M. Morin sont rarissimes.

L'ex-directeur de thèse de M. Morin à Montréal, François-Marc Gagnon, à qui j'ai appris la nouvelle, a remis en question l'expertise du jury parisien. «Peut-être que Dallaire est moins connu à la Sorbonne qu'ici, je ne sais pas trop. Peut-être que le jury est plus compétent ici qu'il ne pourrait l'être à la Sorbonne.»

Sa collègue Michèle Grandbois a semblé particulièrement irritée par la nouvelle et par le fait que La Presse s'y intéresse. «J'ai beaucoup de difficulté à penser que cela a été accepté.»

Lise Lamarche, professeure à la retraite de l'Université de Montréal, qui faisait aussi partie du premier jury, croit que le fait d'avoir été recalé ici pour ensuite être accepté à la Sorbonne n'est pas nécessairement «une grande affaire». En histoire de l'art, ce n'est pas 2"2=4, souligne-t-elle. Chose certaine, «les spécialistes de Dallaire ne sont pas à Paris», dit-elle.

Le quatrième membre du jury, le professeur de l'UQAM Laurier Lacroix, n'a pas répondu à ma demande d'entrevue.

Réplique du professeur de la Sorbonne Arnauld Pierre, qui a dirigé la thèse de M. Morin à Paris: «Je ne vois guère de raison de monter en épingle ce qui semble devenir chez vous une affaire, écrit-il. Mais c'est la confirmation de ce que j'avais cru deviner lorsque M. Morin est venu me parler de son projet. À savoir, qu'il était venu chercher à Paris un terrain et un jury neutres - sinon compétents, et je ne répondrai pas aux insinuations assez effarantes et déloyales de certains de mes «collègues» montréalais. Et cela, après s'être heurté à Montréal à la chasse gardée d'un spécialiste de Dallaire, M. Gagnon, dont la thèse de M. Morin conteste justement certaines idées.

«Les spécialistes de Dallaire ne sont en effet pas à Paris, mais des personnalités comme celles des professeurs Françoise Levaillant, Paul-Louis Rinuy ou Jean-Paul Bouillon - spécialiste de Maurice Denis et des ateliers d'art sacré - ont justement fait honneur à la curiosité scientifique et aux traditions d'accueil de l'université française en s'intéressant à ce travail.»

M. Morin est bien sûr heureux de ce dénouement, qui met un peu de baume sur ses plaies. Mais il ne veut surtout pas qu'on lui lance des fleurs ou, pire encore, qu'on le traite de façon condescendante comme un petit vieux capricieux qui a réussi à obtenir son doctorat. Il aimerait que son expérience puisse servir à «la jeune génération» et entraîne une réflexion sur l'éthique. «Moi, j'ai été capable de me débrouiller. Mais un jeune qui s'endette de 30 000$ pour faire un doctorat, il en arracherait plus que moi.»

Pour joindre notre chroniqueuse: rima.elkouri@lapresse.ca

Photo: David Boily, La Presse

Ingénieur à la retraite, Serge Morin, 75 ans, a voulu poursuivre des études en histoire de l'art et a obtenu son doctorat à la Sorbonne à Paris après avoir été refusé par l'Université de Montréal. S'estimant victime de manquements à l'éthique, M. Morin poursuit l'université. Sur la photo: le reflet de M. Morin dans un tableau du peintre québécois Jean-Philippe Dallaire, sujet de sa thèse.