On leur colle l'étiquette imprononçable EHDAA: élèves handicapés ou en difficulté d'adaptation ou d'apprentissage. Une étiquette fourre-tout pour désigner des dizaines de milliers d'enfants bien différents les uns des autres.

Les statistiques que l'on a mises sur la table en prévision du forum de lundi sur l'intégration m'ont fait bondir. Alors que le nombre d'élèves au Québec diminue, les «EHDAA» ont crû de 20% entre 2002 et 2010. Au secondaire, c'est presque un élève sur quatre qui porte l'étiquette ...

Il faut préciser que la vaste majorité (82%) des élèves dits handicapés ou en difficulté ne sont pas à proprement dire handicapés. Sous le grand chapeau EHDAA, on trouve en fait des élèves de milieux défavorisés, des enfants de l'immigration, des élèves qui ont des troubles de comportement, d'autres, des problèmes plus ou moins déterminés et trop longtemps mis de côté. À l'éducation des adultes, jusqu'à 60% des élèves auraient déjà porté l'étiquette.

Au total, la proportion d'enfants jugés d'une façon ou d'une autre «anormaux» dans notre société me semble anormalement élevée. Elle nous invite à nous poser de sérieuses questions. On peut bien sûr attribuer cette hausse au raffinement du dépistage et au besoin réel de diagnostiquer les élèves en difficulté pour leur offrir des services adéquats. On étiquette afin d'obtenir des budgets qui, dans le meilleur des mondes, permettront d'offrir des services aux enfants pour les aider à réussir. Rien à redire à ce sujet. Mais se pourrait-il aussi que la hausse soit le reflet d'une définition de la «normalité» beaucoup trop étroite?

J'ai soumis la question au sociologue André Turmel, qui a publié en 2008 A Historical Sociology of Childhood, une sorte d'encyclopédie socio-historique de l'enfance publiée aux prestigieuses éditions Cambridge University Press. «C'est une vieille, vieille préoccupation - on pourrait même dire une obsession - des appareils scolaires, de départager les enfants dits normaux des enfants dits anormaux», note d'emblée le sociologue.

La catégorisation des enfants, utilisée comme outil de gestion en éducation, existe depuis plus de 100 ans. On la voit apparaître pour la première fois en France, quand le ministère de l'Éducation demande au savant Alfred Binet de produire un test pour classer les écoliers, repérer les «irrécupérables» et les «attardés». Binet créera avec un collègue le test Binet-Simon, qui établit une corrélation entre l'âge chronologique et l'âge mental. En 1905, le Ministère fait passer le test à l'ensemble des élèves français du primaire. Résultat: 58% des élèves sont classés «anormaux» ! «Vous voyez le problème en partant. Et vous voyez le choc que les parents peuvent avoir lorsqu'ils reçoivent les résultats!»

Le test sera bien sûr raffiné par la suite. Mais il montre déjà comment cet outil de gestion utile qu'est la catégorisation à l'école peut être aussi un outil de souffrance. André Turmel cite l'exemple des enfants sourds-muets dont on ne savait pas quoi faire autour de la Première Guerre. «On ne comprenait pas leur problème. En Amérique du Nord, on les envoyait avec les fous.» Les percées médicales ont plus tard permis de comprendre que les sourds-muets n'étaient pas fous du tout.

Est-ce bien différent aujourd'hui? Non, constate le sociologue. Quand ses propres enfants étaient à l'école, dans les années 80, il existait une catégorie à la mode que l'on appelait les «mésadaptés socioaffectifs» (MSA). «Essayez de vous imaginer comment peut réagir un parent lorsqu'il reçoit un rapport de l'école qui lui dit que son enfant est un mésadapté socioaffectif!»

André Turmel a connu un couple qui est même allé devant les tribunaux pour faire retirer son enfant de cette catégorie. L'enfant était en fait turbulent. «En le catégorisant de cette façon, on pensait qu'on lui rendait service, ce qui n'est peut-être pas tout à fait le cas.» Aujourd'hui, on le classerait sans doute dans la catégorie des «troubles de comportement».

Notre époque, qui carbure au TDAH (trouble de déficit d'attention avec hyperactivité) et autres sigles de la même catégorie, n'a rien inventé. Dans ses travaux, André Turmel est tombé sur un livre écrit par un médecin britannique après la Première Guerre. Le livre s'appelle The Nervous Child («L'enfant nerveux»). On s'y demandait comment on pouvait «gérer» la prétendue nervosité des enfants. En le lisant, le sociologue a eu le sentiment que l'on pouvait rayer le mot «nerveux» et le remplacer par «hyperactif», une étiquette dont on abuse aujourd'hui.

Le sociologue déplore le fait que l'on ait une conception de l'enfance aussi restrictive et homogène. L'enfance dite «normale» est tel un corset. Qu'on laisse vivre les enfants! dit-il.

À l'autre extrême, quand on regarde les taux de décrochage, n'est-ce pas le signe qu'il y a eu trop de laisser-aller? D'une certaine façon, oui, dit le sociologue, qui prépare un livre sur le rapport paradoxal que le Québec entretient avec ses enfants. «Les parents de la génération dont je fais partie, les premiers baby-boomers, ont eu beaucoup de difficulté à établir un rapport d'autorité avec leurs enfants.» Trop de parents ont démissionné, observe-t-il.

Laisser vivre les enfants ne veut pas dire démissionner. «Ça veut surtout dire: encadrez-les, mais pas au point de les empêcher de faire leurs expériences d'adolescents».