La scène a quelque chose d'ironique. Des représentants d'un groupe sikh se présentent à l'Assemblée nationale du Québec. Ils portent le kirpan, mais ils sont venus défendre le droit au voile intégral. Pour des raisons de sécurité, on leur demande de laisser leur kirpan au vestiaire. Ils refusent et quittent le parlement avec fracas pour ensuite publier un communiqué en anglais où ils se plaignent d'avoir été exclus de l'Assemblée nationale.

Et voilà le bon vieux débat relancé. Dans le coin droit, des fondamentalistes venus plaider en faveur d'accommodements alors qu'ils ne semblent pas prêts eux-mêmes à faire la moindre concession. Dans le coin gauche, des gardiens de sécurité qui ne font que leur travail. Rien à voir avec la religion, disent-ils. Juste une question de sécurité. Entre les deux, une ministre de l'Immigration embarrassée qui esquive la question de fond. Et un peu partout au Québec, des gens qui se demandent pourquoi le kirpan serait permis à l'école alors qu'il est interdit à l'Assemblée nationale.

Cela fait presque dix ans que le feuilleton du kirpan a commencé au Québec dans une cour d'école de LaSalle. Un jugement de la Cour suprême et un rapport Bouchard-Taylor plus tard, on a parfois l'impression que l'on en est encore à la case départ.

Contrairement à ce que dit la légende, le jugement de la Cour suprême de 2006 n'avait pas donné le droit à tous les sikhs orthodoxes qui veulent porter le kirpan de se promener à leur guise, n'importe où, n'importe quand, un grand poignard tranchant à la ceinture. Il proposait dans ce cas précis d'encadrer le port du kirpan à l'école, en le rendant inoffensif, ou disons, pas plus dangereux qu'un compas utilisé tous les jours en classe. Selon les conditions fixées par la Cour, le kirpan devait être dans une gaine de bois. La gaine de bois, dans un étui d'étoffe solide. L'étui, cousu à une courroie portée en bandoulière. La bandoulière, sous les vêtements de l'élève. Et l'élève, sous la supervision d'enseignants pouvant inspecter et confisquer le kirpan au moindre manquement.

On connaît le débat houleux et les dérives qui ont suivi ce jugement controversé. Passe-droit inadmissible pour les uns qui considèrent que le kirpan est un couteau, un point c'est tout, en plus d'être un symbole des dérives du multiculturalisme canadien. Symbole religieux pour les autres, un point c'est tout. Entre ces points, les pointillés se font rares. Et la seule chose que l'on puisse dire sans se tromper, c'est que le kirpan est surtout devenu au fil des débats un objet politique.

Hier, la World Sikh Organization, mécontente de devoir laisser ses kirpans au vestiaire, criait à l'injustice et au non-respect de la liberté religieuse. Mais elle semblait être particulièrement mal placée pour donner des leçons. Exiger des accommodements, alors que l'on se complaît dans l'intransigeance, n'est pas très convaincant. Donner des leçons de respect, alors que l'on n'a même pas le souci de faire traduire son communiqué dans la langue officielle du Québec, non plus.

En fait, ironiquement, le seul signe d'ouverture dans le communiqué de la World Sikh Organization visait les fondamentalistes musulmans. La religion sikhe interdit aux femmes de porter le voile et met l'accent sur l'égalité homme-femme, lit-on. Ce qui n'empêche pas la World Sikh Organization de monter au créneau pour défendre le port du voile intégral. Raison officielle: la religion sikhe dicte à ses fidèles de s'engager à rechercher la justice et l'égalité pour tous. Elle leur dicte de défendre les droits des minorités, surtout quand ils sont en désaccord avec leurs croyances, précise-t-on. Il serait plus juste de dire que l'adoption du projet de loi 94, qui interdirait le voile intégral dans les institutions publiques, ne fait pas le bonheur des fondamentalistes, toutes religions confondues.

Le nouveau chapitre au feuilleton du kirpan nous rappelle que deux ans et demi après le dépôt du rapport Bouchard-Taylor, les principales recommandations du rapport sont restées lettre morte. En matière de neutralité religieuse, le gouvernement, par manque de courage politique, a passé outre les deux recommandations les plus importantes de Bouchard et Taylor: produire un livre blanc sur la laïcité qui servirait de cadre de référence et interdire le port des signes religieux par les agents de l'État qui représentent la loi. Comble de l'absurde, le gouvernement Charest s'est empressé, au moment de recevoir ce rapport, de réaffirmer la place du crucifix à l'Assemblée nationale. Comme pour nous dire que la laïcité, qu'elle soit ouverte, entrouverte ou fermée, demeure avant tout un principe bien confus pour nos dirigeants.

«Je suis neutre par rapport à ça», a lancé prudemment hier la ministre Kathleen Weil, refusant de dire ce qu'elle pensait de l'exclusion des représentants sikhs. Cette apparente neutralité devant une question épineuse ne saurait se substituer à la neutralité religieuse que l'on attend toujours de l'État.