«Avez-vous vos mitaines?»

C'était juste avant de sortir du poste de quartier no 21, rue Sainte-Élisabeth. L'agente Stéphanie Gendron a inspecté ma tenue comme elle le fait tous les jours avec «ses» sans-abri.

J'avais prévu de bonnes mitaines, oui, et des vêtements assez chauds pour une expédition en Antarctique. Ma mission: suivre les policiers de l'Équipe mobile de référence et d'intervention en itinérance - EMRII pour les intimes.

EMRII, ce n'est peut-être pas l'Antarctique, mais cela reste un truc assez exotique au Service de police de la Ville de Montréal. Un petit projet qui bouscule depuis près de deux ans les habitudes des policiers en matière d'itinérance.

Les quatre agents de l'EMRII ne s'occupent que des sans-abri ou des gens à risque de le devenir. Ils le font avec deux travailleurs du CSSS Jeanne-Mance (absents pour le moment à cause de problèmes de recrutement). On leur confie des «cas lourds». Des abonnés du 911, qui ont souvent une grande collection de contraventions. Plutôt que de continuer sur cette voie sans issue, l'EMRII prend le temps de tisser des liens avec eux et de les diriger vers les bonnes ressources. Le but: favoriser la réinsertion plutôt que la judiciarisation.

«C'est un mode qui fait ses preuves», dit le commandant du PDQ 21, Alain Simoneau, qui a cédé son grand bureau pour faire une place à l'EMRII. Depuis la mise en place du projet, inspiré d'une initiative de San Diego, le nombre de contraventions données aux sans-abri aurait baissé d'environ 30%. Au poste de quartier 21, qui couvre le secteur le plus chaud du centre-ville, la chute serait encore plus spectaculaire. «On ne donne presque plus de contraventions aux sans-abri», dit le commandant Simoneau.

Un projet marginal pour donner bonne conscience au SPVM, cette patrouille? C'est ce que disent les sceptiques. J'aurais plutôt tendance à y voir une brèche intéressante qui montre, à petite échelle, une volonté réelle de faire les choses autrement.

«Notre devise, c'est: des résultats à petits pas», dit l'agent Laurent Dyke.

J'ai suivi leurs pas par un après-midi ensoleillé de grand froid. À mes côtés, l'agent Laurent Dyke, donc, qui a toujours travaillé en prévention. Père de famille, 39 ans, enthousiaste à l'idée de pouvoir «faire une différence» dans la vie de gens démunis. S'il ne portait pas une arme et un uniforme de policier, on pourrait, à l'entendre parler, le confondre avec un travailleur social. Un seul autre détail le trahit: il dit toujours «individu».

Il y a aussi l'agente Stéphanie Gendron, 37 ans, la mère poule qui inspecte les mitaines et les bottes des gens de la rue pour leur éviter des engelures. Et Sophie Bellemare, 37 ans, à la fois passionnée et indignée par la condition des marginaux. Mère d'un enfant autiste, elle dit que son expérience de vie teinte son rapport à la différence.

Premier arrêt: Cactus, organisme bien connu du centre-ville qui offre notamment un service d'échange de seringues. L'agent Dyke a entrouvert la porte. «Est-ce qu'on peut entrer? a-t-il demandé prudemment.

- On va vous battre!» a lancé à la blague une employée.

Il y a quelques mois, les gens de Cactus ont invité l'EMRII à une petite causerie. Une belle rencontre, raconte l'agente Bellemare, heureuse qu'un groupe qu'elle décrit comme «très à gauche» réserve un tel accueil à des policiers.

À Cactus, l'agente Bellemare croise un grand maigre avec une chevelure rasta, le regard bleu vitreux. Elle le reconnaît tout de suite. «Hé, Mark! Comment vas-tu?

- Ça va. J'ai juste eu une rechute pendant deux jours. J'ai pris de la cocaïne.»

Mark avait «généré beaucoup d'appels», m'explique-t-on. Toxicomane. Problèmes de santé mentale. Vols à l'étalage. Prison. «C'étaient des vols de survie, précise l'agente Bellemare. Pour se nourrir. Pour sa consommation, aussi.» À sa sortie de prison, l'EMRII a été chargée de son dossier. «Je suis contente de le voir à Cactus, de voir qu'il n'est pas laissé à lui-même.»

On s'arrête ensuite devant le pavillon Mackenzie, le refuge pour femmes de la Mission Old Brewery. Les agents de l'EMRII veulent prendre des nouvelles de Denise et de Jean-Marc, un couple. Amoureux, alcooliques, malades, sans toit. Comme aucun refuge n'accepte les couples, ils dorment toujours dehors. Par grand froid, ils se réfugient dans le métro. Mais, il y a deux semaines, les agents de l'EMRII ont réussi à les convaincre de passer une nuit dans un refuge. Elle au pavillon McKenzie. Lui à la Maison du Père. Les policiers les y ont même conduits. «C'était la première fois en 15 ans que Jean-Marc dormait à l'intérieur.» Une petite victoire. Un petit pas.

Prochain arrêt: le ventre du métro Berri-UQAM, où se réchauffent plusieurs sans-abri. Une saxophoniste fait résonner ses notes dans l'air glauque de la station. Devant le comptoir du service à la clientèle, des hommes sont assis, fixant le vide. On dirait qu'ils attendent la fin de l'hiver. L'agente Gendron s'approche d'un homme âgé qui porte une casquette noire. Un habitué. Il ne porte pas de bottes, mais des souliers usés qui racontent une vie de misère. Elle lui fait un grand sourire, lui dit gentiment qu'il fait trop froid pour marcher sans bottes. Il dit qu'il n'a pas froid. «Je dois être frileuse, alors!» Il rit. Ce sera peut-être sa seule conversation de la journée.

Même s'il arrive encore que des sans-abri qui ne dérangent personne soient chassés des lieux publics, l'agente Bellemare remarque un changement d'attitude, notamment chez les commerçants du métro. Ils lui donnent des nouvelles des sans-abri qu'ils connaissent. «Avant, ils disaient: il est dérangeant. Maintenant, ils disent: il m'inquiète.» Trop souvent, derrière l'itinérance, il y a des êtres humains qui souffrent, qui sont seuls, qui ont besoin d'aide, dit-elle. «Il faut l'expliquer aux gens.»

On fait un détour par la foire alimentaire de la Place Dupuis, où cohabitent des travailleurs du centre-ville et des marginaux esseulés. «Il y a des gens qui n'ont que cette foire alimentaire dans leur vie», dit l'agente Bellemare. En sortant, on aperçoit un jeune homme affalé dans un corridor du métro, les yeux fermés, la bouche ouverte. On l'avait vu un peu plus tôt tenter de camoufler une bouteille de bière sous son manteau. Les policiers l'avaient salué sans l'embêter. Ils se penchent maintenant vers lui, inquiets. Ils vérifient s'il respire. En principe, le jeune homme aurait pu avoir une contravention. Mais l'EMRII préfère le laisser dormir tranquille. «Il ne dérange personne. On travaille sur la réduction des méfaits.»

Le téléphone de l'agente Bellemare sonne. C'est un collègue policier. «Martin a fait une rechute. Sa blonde ne veut plus de lui», dit-elle à ses partenaires, la mine défaite. Elle suggère d'envoyer Martin dormir une nuit au centre Dollard-Cormier, qui offre un service d'urgence. «Dis-lui qu'il peut nous appeler.»

À 15h, c'était l'heure d'aller voir Richard pour lui rappeler d'aller faire la queue à la Maison du Père. Il a 72 ans. Les gens de l'EMRII le traitent comme leur grand-papa. Ils l'ont trouvé devant la porte du McDonald's, comme d'habitude. Un McDo qui, pour plusieurs naufragés du centre-ville, est tel un centre de jour. La gérante y est très conciliante. Elle envoie parfois des textos aux policiers pour leur donner des nouvelles de ses habitués. «Avez-vous vérifié son oeil? Il est tout rouge...»

«N'oublie pas, Richard. Dans 15 minutes, tu vas à la Maison du Père. Tu vas avoir un bon repas et tu vas dormir au chaud.»

Détour par le métro Place des Arts. Depuis quelque temps, des gens se plaignent du fait que des sans-abri autochtones y passent leur journée à boire. Parfois, ils deviennent agressifs et lancent des bouteilles. Certains urinent n'importe où. Au moment où les agents arrivent dans le métro, ils sont une dizaine. Ivres. À la seule vue des policiers, ils se lèvent et quittent les lieux en titubant. «We're going to come back. It's our country!» lance une femme à l'agent Dyke. «Elle boit trop», dit un homme qui a l'air d'avoir trop bu lui-même. Bousculade en sortant du métro. Agressivité dans l'air. L'EMRII appelle du renfort. Une voiture de police arrive dans les minutes qui suivent. Le groupe éméché se disperse rapidement. L'agent Dyke dit qu'il ne sait pas quelle est la meilleure façon d'intervenir avec ces «individus». Mais il promet de trouver une solution.

Dernier arrêt de la journée: le square Viger. C'est le royaume de Martin, sans-abri bien connu de l'EMRII. Il dort là, même par grand froid, depuis un an. Il n'aime pas la promiscuité des refuges. L'agente Gendron lui apporte un café pour le réchauffer. «Quatre sucres, trois laits, c'est ça?» Oui, c'est ça. Grand sourire de gratitude sous sa tuque bleue.

Martin raconte qu'il a récolté 11$ en deux heures en tendant sa casquette rue Viger. «Il me manque 4$ pour mon souper. C'est deux pizzas pour 15$. On a le choix de la garniture.» Il discute avec les policiers comme on discute avec des amis. Avant de retourner récolter quelques sous encore pour sa pizza toute garnie.

Le soleil se couche. Une lumière froide enveloppe la ville. Fin de journée pour la patrouille des petits pas. Un autre début de soirée à la belle étoile pour Martin. «Quand je rentre chez moi, je me trouve chanceux», dit l'agent Dyke.

* Les prénoms sont fictifs.

Pour joindre notre chroniqueuse: relkouri@lapresse.ca