Imaginez un peu si, pour régler les problèmes d'obésité, on changeait la définition du mot «obèse». Mais non, même avec vos 120 kg, votre diabète et votre hypertension, vous n'êtes ni gros ni malade, monsieur, ne vous inquiétez pas. Quoi, vous n'êtes donc pas au courant? La définition a changé! Nouvelle directive. Les médecins qui calculent encore l'indice de masse corporelle de façon rigoureuse sont rappelés à l'ordre. Car ils nous empêchent d'atteindre les objectifs de notre plan de lutte contre l'obésité.

Remplacez ici «obésité» par «décrochage» et vous avez un portrait à peine caricaturé de ce qui se passe dans plusieurs écoles du Québec. Depuis l'automne, le ministère de l'Éducation impose des cibles de réussite à toutes les commissions scolaires. La mesure n'est sans doute pas mauvaise en soi. Mais elle a ici de graves effets pervers. Car de petits malins ont bien sûr trouvé un truc pour atteindre les objectifs de réussite sans trop d'efforts: plutôt que de hausser les exigences, ils haussent artificiellement les notes.

Comme l'a révélé hier ma collègue Ariane Lacoursière, de nombreux enseignants disent subir des pressions en ce sens pour atteindre les objectifs de réussite. Ainsi, si la tendance se maintient, il n'y aura plus un seul décrocheur au Québec. Tous les élèves sans exception sortiront de l'école secondaire avec un diplôme en poche. Mais que vaudra ce diplôme? Ça, c'est une autre histoire.

De toute évidence, les nouvelles cibles ratent ici la cible. Au lieu de s'attaquer à l'échec scolaire, on maquille (encore) la réalité. Au cabinet de la ministre Line Beauchamp, on nous dit que ce n'est pas l'effet recherché, bien sûr. Pas question de réduire les exigences, dit-on. Pas question non plus de gonfler les notes artificiellement, ajoute-t-on, car le Ministère a ses exigences et impose à tous les mêmes examens.

Affaire classée, donc? Pas vraiment. Quand on sait qu'une partie des examens ministériels est corrigée par des professeurs qui peuvent subir des pressions et une autre, par des correcteurs du Ministère fortement encouragés à niveler par le bas, il n'y a là rien de rassurant en matière de remparts anti-artifices. D'autant plus que le Ministère lui-même n'hésite pas à abaisser encore davantage les exigences quand il le veut - pensez par exemple à la nouvelle épreuve uniforme de français de cinquième secondaire aux exigences réduites. Même des élèves de troisième secondaire peuvent la réussir haut la main. Hausse des exigences, dites-vous?

En fait, les directeurs d'école qui font pression sur les enseignants pour qu'ils donnent de bonnes notes aux élèves n'ont rien inventé. Ils utilisent un vieux truc éprouvé par le Ministère lui-même. Expert en aveuglement volontaire, il a souvent fait de la réussite bidon son credo. Les élèves ne réussissent pas? Pas de souci! Nous allons changer la définition du mot «réussite».

Dernière trouvaille dans ce domaine florissant: pour améliorer les statistiques sur le taux d'obtention de diplôme des élèves du secondaire, on a éliminé le critère qui veut qu'un élève obtienne son diplôme après cinq ans d'études. On parle désormais de l'obtention d'un diplôme dit «qualifiant» avant l'âge de 20 ans. Qu'est-ce donc qu'un diplôme «qualifiant» ? C'est un diplôme qui donne accès au marché du travail, m'explique-t-on. N'importe quel diplôme, donc. Ce qui veut dire que l'on peut très bien avoir un diplôme «qualifiant» sans avoir l'équivalent d'une troisième secondaire. Hausse des exigences, dites-vous?

Au-delà du subterfuge des notes maquillées, la mise en place de cibles de réussite soulève aussi la question des ressources données aux écoles pour atteindre ces cibles. Dans la seule Commission scolaire de Montréal, qui a un taux ahurissant d'élèves en difficulté, il manque actuellement 264 psychoéducateurs, orthopédagogues et autres spécialistes pour venir en aide à tout ce beau monde. Le ministère de l'Éducation a ajouté des ressources, c'est vrai. Mais ce n'est toujours pas suffisant. On ne peut demander aux enseignants à la fois d'enseigner et de se transformer en experts en dyslexie, en psychologues ou en ergothérapeutes. On ne peut exiger d'eux de bons résultats (sans artifices) sans leur donner les ressources pour atteindre ces résultats.

Des objectifs de réussite, c'est fort bien. Mais, on l'aura compris, l'obligation de résultat ne vaut rien si elle ne s'accompagne pas d'une obligation de rigueur. Mais ne vous inquiétez pas, nous sommes sur la bonne voie. Quelqu'un au ministère de l'Éducation travaille sûrement déjà à une redéfinition du mot «rigueur».