La vie d'un sans-abri aurait-elle moins de valeur que celle d'un citoyen rangé? Cette question me hante depuis l'intervention policière qui a fait deux morts au centre-ville de Montréal.

On a beaucoup parlé de «balle perdue». Il serait plus juste de parler de deux vies perdues. Deux victimes. La première: Mario Hamel, 40 ans, qui logeait depuis quelque temps dans une maison de l'Accueil Bonneau, semblait souffrir de problèmes de santé mentale. Armé d'un couteau, il s'est mis à éventrer des sacs à ordures et à adopter un comportement menaçant en pleine rue. Quatre agents du SPVM ont tenté d'intervenir. Ils auraient essayé de le raisonner. En vain. Des balles ont été tirées. Mario Hamel a été tué.

La deuxième: Patrick Limoges, 36 ans. Employé de l'hôpital Saint-Luc, il se rendait au travail. Il est mort en passant, atteint par une balle qui ne lui était pas destinée.

Deux vies perdues, donc. Mais étrangement, le communiqué laconique diffusé par le SPVM le soir de la tragédie ne dit pas un mot sur la première, comme si elle ne comptait pas vraiment. «Le SPVM est sensible au fait qu'à chaque fois qu'il y a mort d'homme, c'est une situation difficile, lit-on. Toutefois, ce qui rend l'événement survenu ce matin (mardi matin) au centre-ville exceptionnel est le fait qu'une des personnes atteintes par un projectile d'arme à feu n'était aucunement impliquée dans l'intervention policière.»

Je comprends bien sûr que la mort d'un passant innocent auquel tout le monde peut s'identifier puisse susciter plus d'émoi que celle d'un homme armé d'un couteau, visiblement dérangé. Moi la première, réagissant à chaud à la fusillade, j'ai d'abord eu une pensée pour le passant. Car ce passant, c'est vous, c'est moi. C'est n'importe quel Montréalais qui marchait dans la rue ce matin-là. Son destin nous semble particulièrement cruel parce qu'il aurait pu être le nôtre.

Ce réflexe normal ne saurait toutefois se substituer à une véritable réflexion sur cette tragédie incompréhensible. Mario Hamel n'était peut-être pas un enfant de choeur. Mais, mardi matin, il était avant tout un être en détresse qui ne méritait en aucun cas la peine de mort.

À l'Accueil Bonneau, où on le connaît bien, sa mort a provoqué une grande tristesse. L'homme était jusqu'à tout récemment sur la bonne voie. Il était en processus de réinsertion. Il était l'un des 50 locataires de la maison Eugénie-Bernier, une ressource qui relève de l'Accueil Bonneau. Dans cette maison, d'ex-sans-abri ont accès à un logement et à un service de soutien communautaire. On les aide dans leurs démarches. Un intervenant s'occupe des 50 locataires. Les problèmes sont souvent lourds et complexes: maladie mentale, dépendance, toxicomanie, VIH, etc.

«Ce n'est pas facile», m'a dit hier Aubin Boudreau, directeur général de l'Accueil Bonneau. Un homme en deuil, les traits tirés, au lendemain de la mort d'un de «ses gars». «Ici, c'est comme dans une grande famille. Les gars qui viennent nous voir, on les appelle nos gars», a-t-il dit en insistant sur le «nos».

Mario Hamel avait beau avoir de sérieux problèmes, il revenait de loin. Ce n'est pas parce qu'il avait subi un naufrage qu'il n'y avait aucun espoir pour lui. Récemment, les choses allaient même assez bien pour qu'on lui confie des responsabilités au centre de jour de l'Accueil Bonneau. Des responsabilités dont il s'était bien acquitté. Il s'occupait des douches. Il distribuait les serviettes, gérait le trafic... Rien d'extraordinaire dans l'absolu. Mais le genre de petit pas qui témoigne d'une volonté de s'en sortir.

Aubin Boudreau se garde bien de poser un jugement sur le travail des policiers, sinon pour dire que l'Accueil Bonneau a l'habitude de collaborer avec la police et que les interventions sont en général adéquates. Des initiatives intéressantes comme la mise sur pied de l'EMRII (Équipe mobile de référence et d'intervention en itinérance), en collaboration avec le CSSS Jeanne-Mance, ont même contribué à humaniser davantage les relations entre policiers et sans-abri, note-t-il. Que s'est-il donc passé mardi pour que l'on en arrive là? Il n'a pas de réponse.

Certains ont vu dans le drame un effet de l'abolition du système asilaire, qui a laissé à eux-mêmes un trop grand nombre de malades psychiatriques, sans ressources adéquates hors des hôpitaux. Ne faudrait-il pas mettre en place des équipes multidisciplinaires en santé mentale qui puissent assurer un suivi intensif dans des cas comme celui-là? Un filet plus serré, qui empêcherait un homme en crise d'en arriver là? «Il y en a déjà. Mais certainement pas assez», me dit Suzanne Carrière, directrice du CSSS Jeanne-Mance. Et il faut toujours tenir compte du fait que le patient doit vouloir obtenir des services. On ne peut le contraindre à consulter, à moins qu'il ne constitue un danger pour lui-même ou pour les autres.

Mario Hamel a-t-il été victime d'une bavure policière ou d'un malheureux accident? Je n'en sais rien. Mais quelle que soit la réponse, si un jour réponse il y a, il me semble que la réflexion est mal partie quand on commence par déshumaniser une victime. «C'est important de se rappeler que, derrière des comportements qui peuvent déranger, il y a une grande souffrance, une grande détresse», a répété Aubin Boudreau. Pour que la mort de Mario Hamel ne soit pas vaine, il faudra faire l'autopsie de cette détresse et tenter d'en tirer des leçons.