«T'as remarqué?»

Non, mon Gaspésien n'avait rien remarqué. On était en vacances en France. À l'épicerie, j'ai senti un truc bizarre, que je ne sens presque jamais à Montréal.

«Ici, je suis une Arabe...

- Hein, t'es arabe? Tu m'avais jamais dit ça!»

À Montréal, j'oublie. Dans la vie quotidienne, la question ne se pose pas. Je passe ma vie à épeler mon nom, mais jamais je ne me sens suspecte pour autant. Sauf dans le journal, aux yeux de certains lecteurs, depuis un certain 11 septembre. Mais c'est un tout autre sujet.

Ce qui est différent, en France? Quelque chose de latent. Difficile à cerner quand on n'est que de passage. Ce serait plus simple de décrire au crayon gras une chose aussi grotesque que ce graffiti qui hurlait «Mort aux Arabes», aperçu dans les toilettes d'un café bordelais. Mais en général, c'est plus subtil. Ça passe par le non-dit. Comme cette dame qui, à l'épicerie, se crispe devant moi comme si elle craignait que je lui vole son sac à main. À ma grande surprise, elle m'accuse - à tort - de l'avoir bousculée. Elle roule les yeux. Rien de grave. Peut-être est-elle juste un peu chiante et moi, un peu parano. Peut-être que ceci n'a rien à voir avec cela.

«Y a pas de soucis», comme disent toujours les Français - ce que mon garçon de 5 ans a traduit librement par: «Y a pas de saucisses.» Y a pas de saucisses, non, c'est vrai. Mais il y a peut-être, derrière cette fumée, deux ou trois merguez? Quand ce genre de petit rien se produit sans raison apparente une fois, deux fois, trois fois, quand le gardien de sécurité ne cesse de vous suivre dans tous les rayons d'un magasin, on finit forcément par se poser quelques questions. Quand on quitte un magnifique village du sud de la France pour réaliser que, à l'entrée, il y a d'énormes graffitis d'appui au Front national, on en vient aussi, forcément, à bégayer un peu avant de dire son nom.

J'aime la France. Assez pour rêver d'y vivre quelque temps. Mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il est sans doute moins simple d'y être arabe qu'au Québec. De ne pas être que ça, je veux dire, écrasé par le poids d'une douloureuse histoire coloniale. De ne pas avoir cette présomption du «bougnoule» qui vous suit tout le temps si vous avez le teint un peu basané, le cheveu rebelle du «rebeu» et le mauvais nom que d'autres croient pourtant le bon. Entendu à Paris, alors que l'actualité faisait état de débats sur la discrimination positive, des vendeuses d'un grand magasin qui râlaient: «Je t'assure! Il faut s'appeler Rachida maintenant pour avoir une promotion!»

En principe, en vertu des idéaux républicains, un Mustapha de banlieue dont les parents ont immigré en France est tout aussi français qu'un Nicolas du 16e arrondissement. Dans les faits, les «secondes générations» de l'immigration sont toujours perçues comme étrangères - des générations «culturellement assimilées et socialement exclues», pour reprendre la description du sociologue français François Dubet (1). Ces jeunes, explique-t-il, se sentent «comme les autres» alors que les «autres» les perçoivent comme «différents». «D'un côté, on leur refuse une identité, de l'autre, on leur en impose une dont ils ne veulent pas.» Une situation qui finit par accroître l'exclusion.

Je repense à ce journaliste du Monde d'origine maghrébine, Mustapha Kessous, qui, dans un récit personnel très remarqué, il y a deux ans, avait bien décrit le racisme «ordinaire» de la société française. Il y parlait de toutes ces «petites humiliations» subies en reportage ou dans la vie quotidienne. Fréquents contrôles d'identité, discrimination au moment de trouver un appartement (à moins d'avoir une copine blonde qui fasse les démarches à votre place), discrimination à l'entrée des bars, suspicion constante...

Appelé à couvrir des procès pour son journal, il s'est souvent fait demander par l'huissier ou le gendarme devant la porte du tribunal: «Vous êtes le prévenu?» Des gens ont même appelé au siège de son journal pour signaler qu'«un Mustapha se fait passer pour un journaliste du Monde» ! Très vite, il a réalisé qu'il vaut mieux éviter de prononcer son prénom arabe lorsqu'il se présente, au téléphone.

Du «racisme ordinaire», dit-on. Ça existe aussi chez nous, bien sûr, ne nous leurrons pas. Mais à un degré bien moindre, il me semble, en dépit de la paranoïa post 11-Septembre. Je vous en reparle demain dans notre cahier spécial sur les 10 ans de la tragédie.

(1) Préface du livre La deuxième génération issue de l'immigration. Une comparaison France-Québec. Sous la direction de Maryse Potvin, Paul Eid et Nancy Venel. Athena, 2007.