Denise berce tout doucement la petite Rosalie, blottie contre elle. Elle la regarde comme si c'était sa propre petite-fille. Emmaillotée dans un drap blanc, l'enfant prématurée a l'air d'un ange.

C'était hier matin, à la pouponnière de l'Unité postnatale de surveillance spécifique de l'hôpital Sainte-Justine. On y entre comme on entrerait dans une bulle isolée du monde. L'ambiance est feutrée. Le temps y semble suspendu. Pas un cri, pas un pleur. Sept nouveau-nés somnolent. Parmi eux, un superbe bébé tout rose, né prématurément la veille, qui dort dans un incubateur. Et deux jumelles aussi magnifiques que minuscules qui partagent le même lit. J'ai pensé un instant les ramener chez moi.

Denise, c'est Denise Ouellette, grand-mère et ex-enseignante au port altier et au regard bleu vif. Ici, elle est une «grand-maman tendresse». C'est le nom que l'on donne aux 28 bénévoles de l'hôpital qui ont le bonheur de bercer des bébés. Une fonction très convoitée pour laquelle il y a une liste d'attente d'environ six mois à Sainte-Justine. «On a formé 200 futurs bénévoles le week-end dernier, et presque tout le monde veut bercer des bébés!» me dit Dominique Paré, chef du service bénévole de l'hôpital.

Les grands-mamans tendresse ne sont pas forcément des grands-mamans. Certaines n'ont que 18 ans. Toutes des femmes... pour le moment, précise-t-on. Car récemment, un homme, grand-père de son état, a posé sa candidature comme grand-papa tendresse.

Les grands-mamans tendresse ne donnent pas le biberon. Elles ne changent pas les couches. Elles n'ont qu'un rôle, et non le moindre: bercer. Bercer des bébés dont les parents ne peuvent être à l'hôpital pour toutes sortes de raisons. Parfois, ils ont d'autres enfants à la maison qu'ils ne peuvent faire garder. Parfois, lorsqu'il s'agit de jumeaux ou de triplés, un bébé peut obtenir son congé de l'hôpital et l'autre non. Parfois, la maman a simplement besoin d'un peu de temps pour tirer son lait ou aller prendre une bouchée.

Les bébés que bercent les bénévoles sont le plus souvent nés prématurément. «Parfois, les gens pensent que c'est comme travailler dans un CPE. Mais ce n'est pas ça!» tient à préciser Dominique Paré. Les nouveau-nés ne sont pas des poupées joufflues. Ils sont souvent branchés à des appareils. Certains ont une sonde gastrique et un masque à oxygène.

Ce n'est pas le cas de la petite Rosalie, qui était dans une forme resplendissante hier matin. «Allô cocotte! Regardez comme elle est bien éveillée!»

Rosalie ouvre les yeux. Denise pose son index au creux de sa menotte. «Prends le doigt de mémé.» Le bébé serre très fort l'index, comme si sa vie en dépendait. «Ça me surprend qu'ils soient si résistants!» dit Denise. Si petits et si forts.

La petite Rosalie, qui pesait 1 kg et des poussières à la naissance, a étonné tout le monde en naissant avec deux dents. Son frère jumeau, qui est dans une autre pouponnière, était deux fois plus gros, mais il n'avait pas de dents. Les deux nouveau-nés sont les derniers d'une famille qui compte maintenant sept enfants. Parmi eux, un garçon de 1 an, malade, qui a aussi dû être hospitalisé, nous explique le papa. Les parents ne savent plus où donner de la tête. Dans un tel contexte, les bras de Denise sont une bénédiction pour la famille. «Vous viendrez à la maison, dit le père, reconnaissant. On n'a pas de grand-mère.»

L'idée de bercer des bébés a germé dans l'esprit de Denise un jour qu'elle était à l'École des hautes études commerciales, juste en face de l'hôpital Sainte-Justine. Elle y supervisait des examens. De la salle de cours, elle avait une vue sur une grande affiche, juste au-dessus de la porte de l'hôpital, montrant un bébé joufflu. Elle s'est dit qu'il y avait sûrement des bébés dans cet hôpital qui n'attendaient que d'être bercés. Elle a téléphoné à l'hôpital. Elle a suivi le rigoureux processus de sélection. Depuis, tous les vendredis à 8h, elle se présente à Sainte-Justine pour ses trois heures hebdomadaires de bercement. Ses amies savent qu'elle ne laisserait tomber pour rien au monde ce précieux tête-à-tête avec «ses» nouveau-nés. «Toi, le vendredi matin, on le sait, t'as tes bébés!»

Denise me raconte que, avant d'être une «grand-maman tendresse», elle est elle-même une vraie grand-maman. Le hic, c'est que son petit-fils habite au bout du monde, en Australie. Peu après sa naissance, elle est allée y passer trois mois. Elle l'a bercé pendant trois mois. En rentrant, elle a senti l'absence. En offrant ses bras et sa voix douce à un bébé qui n'attend que ça, elle compense. «Ça me fait plaisir un peu comme si j'étais sa vraie grand-mère.»

Le fait de bercer des bébés prématurés lui rappelle l'époque où elle a elle-même accouché prématurément, il y a 45 ans. Son fils était de petit poids. Il lui a fallu attendre cinq semaines avant de pouvoir le prendre. Autant dire une éternité. «Dans ce temps-là, les bébés étaient derrière une vitrine. On ne pouvait même pas mettre la main dessus!» Aujourd'hui, elle se rattrape.

«Tu ne trouves pas ça ennuyeux de bercer des bébés?» lui demande-t-on parfois. Pas du tout, dit-elle. Bercer apaise celui qui berce autant que celui qui est bercé.

Denise aime voir les petits sourires réflexes qu'esquissent les nouveau-nés. «C'est comme le sourire des anges. Ça me touche le coeur.»

Dans la chaise berçante, ses propres soucis sont éclipsés par cette vie toute neuve et toute chaude qu'elle serre contre elle. «Je les berce pour qu'ils sentent qu'ils sont dans le grand monde. Je leur chante des chansons. Je turlute. Jamais fort. La meilleure, c'est la berceuse de Brahms, celle que l'on entend tout le temps. C'est la plus efficace. L'effet est garanti. Tout de suite, on sent que le bébé se détend.»

Tout doucement, Denise entonne cette berceuse pour Rosalie. L'enfant ferme les yeux instantanément. Rosalie est aux anges. Denise aussi.

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