Quel rôle les produits Apple ont-ils joué dans le printemps arabe? La question a été posée avant-hier par CNN, dans le délire qui a suivi la mort de Steve Jobs. Une question qui m'a semblé parfaitement absurde. Comme si la lutte pour la liberté était désormais téléchargeable sur iTunes... Pouvez-vous m'indiquer l'application à acheter pour se débarrasser de deux ou trois dictateurs?

«Le rôle d'Apple dans le printemps arabe? Vous êtes sérieux?» a lancé une militante égyptienne qui a refusé la demande d'entrevue de CNN. «Dis-leur que le vinaigre de pomme a été utilisé pour combattre les effets du gaz lacrymogène», lui a-t-on suggéré avec ironie sur le fil Twitter. Le rôle de la pomme s'arrête là...

Les nouvelles technologies de l'information sont évidemment de plus en plus utilisées comme outils de soulèvement. De là à sanctifier Steve Jobs comme un artisan de la révolution arabe, il y a un pas. Pour faire une révolution, cela prend surtout du courage et des convictions. Aucun téléphone, aussi intelligent soit-il, ne peut s'y substituer, ça va de soi.

J'ai beaucoup d'admiration pour le génie de Steve Jobs. Mais il me semble que l'hommage qui lui a été rendu a été marqué par une bonne dose d'exagération. C'est le propre des éloges funèbres de déifier un mort qui était critiqué la veille, c'est vrai. Mais ici, la déification a l'effet d'un miroir grossissant. Elle souligne à gros traits les valeurs d'une société si avide de trouver du sens qu'elle accepte de croire qu'elle peut en acheter.

Je dis tout ça en étant consciente d'être moi-même une victime consentante du marketing d'Apple. Je suis mal placée pour faire la leçon à qui que ce soit. À la maison, nous avons un iMac, un MacBook, un iPhone, deux iPad et trois iPod. Steve Jobs nous a créé des besoins et nous a vendu ce qu'il faut pour les assouvir. Il réussit à nous faire avaler que le bidule acheté il y a à peine six mois doit absolument être remplacé par un nouveau, plus beau et plus intelligent. Loin de nous en plaindre, nous en redemandons. Son génie est là.

«Think different», nous disait une pub d'Apple qui utilisait habilement des images révolutionnaires. On y voyait défiler des gens qui ont changé le monde, dont Gandhi et Martin Luther King. «Les gens qui sont assez fous pour croire qu'ils peuvent changer le monde sont ceux qui y arrivent», disait la pub. En tentant de penser différemment, comme Apple nous ordonne de le faire, on finit peut-être par penser comme tout le monde. On ne peut s'empêcher de songer au génie de Jobs, enfant adopté, décrocheur entêté, qui, dans le garage de sa maison, a créé l'une des entreprises les plus florissantes de la planète. Une entreprise, aussi habile qu'une secte, qui a réussi à nous faire croire qu'en achetant un logo de pomme, on achetait finalement un état d'esprit. Et peut-être même une révolution...

Révolutionnaire, Steve Jobs? Ça dépend bien sûr de quelle révolution on parle. Mais il me semble plus juste de le qualifier d'as du marketing. Le hisser sur un piédestal comme s'il était Gandhi ou un prix Nobel de la paix a quelque chose de profondément troublant. D'autant plus que, dans le concert d'éloges suivant sa mort, on a balayé un peu vite le côté plus sombre d'Apple, le ver qui grugeait la pomme. Le peu d'égards que Steve Jobs semblait avoir, par exemple, pour le bien-être des ouvriers fabriquant ses produits en Chine. L'an dernier, l'usine de Foxconn, à Shenzhen, a été surnommée l'usine du suicide après que 14 employés s'y furent donné la mort. Des jeunes de 18 à 25 ans, travailleurs migrants ruraux sans espoir, se sont jetés par la fenêtre les uns après les autres.

Selon l'ONG China Labour Watch, l'usine était telle une prison pour ses employés. Ils y étaient soumis à une pression extrême, traités comme des machines, privés de vie familiale et amoureuse, avec un salaire de misère. Rien d'exceptionnel en Chine, mais tout de même... Rien de glorieux non plus pour qui aspire à changer le monde. Qu'en a dit Steve Jobs? Il a défendu les conditions de travail des employés et qualifié l'usine incriminée de «plutôt chouette». Pas sûre que Gandhi aurait approuvé.