Au temps où il était squeegee, Éric «Roach» Denis collectionnait les contraventions par centaines. Dix mille dollars d'amendes impayées pour avoir essayé de survivre, pour avoir dormi dans un parc, pour avoir flâné... Sa seule façon de payer, c'était d'aller en prison. Qu'avait-il fait de si grave pour mériter un tel sort? Est-ce un crime que d'être pauvre et marginal? Est-ce un crime que d'essayer de survivre?

Enfermé à la prison de Bordeaux, Roach s'est posé ces questions. Il s'est mis à écrire. De sa cellule est ainsi né le scénario du film pamphlétaire Les tickets: l'arme de la répression, présenté cette semaine dans le cadre du Festival du nouveau cinéma. Un film que devraient voir tous ceux qui pensent encore à tort que la judiciarisation de l'itinérance est la voie à suivre.

Roach, 32 ans, est le plus célèbre des squeegees à la retraite. Écorché par la vie, il s'est sauvé d'un centre d'accueil à l'âge de 14 ans. Il a vécu dans la rue. Il a vu des amis mourir. Mourir de froid, de surdose, de désespoir aussi. S'il a survécu, lui, c'est grâce au soutien du cinéaste engagé Daniel Cross, d'EyeSteelFilm. Daniel a eu la bonne idée de mettre une caméra entre ses mains. Il lui a demandé de filmer ce qu'il trouvait injuste. La caméra a eu plus d'effets que huit séjours en désintoxication. Le jeune punk a cessé de se défoncer les veines. Le cinéma lui a donné une voix. Il lui a même donné une deuxième vie.

Dix ans et trois films plus tard, Roach ne porte plus de «mohawk». Il ne dort plus à la belle étoile. Père d'un garçon de 2 ans, il vit à la campagne et compte retourner à l'école faire un cours de mécanique industrielle. Ce qui ne l'empêche pas de demeurer l'un des meilleurs défenseurs des jeunes de la rue et des sans-abri. S'il était «ministre de l'Itinérance», comme il rêvait un jour de l'être, son nouveau film, qui dénonce l'injustice subie par les naufragés de la rue, serait la pierre d'assise de son plan de sauvetage. «C'est le film dont je suis le plus fier et qui me représente le mieux», me dit-il, de sa voix éraillée.

Dans Les tickets, Roach ne se contente pas de raconter sa propre histoire de «tickets» qui l'a conduit en prison. Il interroge d'autres victimes du système qui expliquent bien l'absurdité de leur situation. Il interroge des policiers qui disent ne pas pouvoir faire autrement que d'appliquer la loi et admettent que le profilage social existe. Il confronte leur point de vue à celui de spécialistes, de politiques, de travailleurs communautaires. Il va à la rencontre de l'ex-bâtonnier du Barreau du Québec, Gérald R. Tremblay, qui lui lancera cette phrase résumant une idée phare du film: «La justice sans la compassion peut mener à l'injustice.»

Une des stars du documentaire de Roach est Mario Paquet, sans-abri bien connu du centre-ville, qui se promène toujours avec ses chiens. L'homme de 50 ans vit dans la rue depuis une dizaine d'années. Philosophe de la rue visiblement instruit, il raconte qu'il a accumulé pour 14 000$ d'amendes pour avoir jeté une cigarette par terre, pour n'avoir pas tenu un chien en laisse ou avoir omis de lui mettre une médaille. Il réclame l'amnistie pour les gens de la rue qui ont subi le même sort que lui.

Des policiers interrogés dans le documentaire disent qu'ils ne font que veiller au respect des règlements. Pourquoi un sans-abri aurait-il le droit de faire quelque chose qui serait interdit à un autre citoyen? demandent-ils.

En réalité, personne ne demande que les gens de la rue aient plus de droits que les autres. Il s'agit plutôt de s'assurer qu'ils aient les mêmes droits que tous les autres. Le même droit à la dignité. Le même droit d'obtenir de l'aide s'ils sont en état de besoin. Or, profilage social oblige, les sans-abri risquent plus souvent de recevoir une contravention pour un truc anodin pour lequel d'autres ne seraient jamais embêtés.

La judiciarisation dans de tels cas est non seulement inhumaine, mais aussi particulièrement coûteuse et inefficace. Selon Céline Bellot, de l'École de service social de l'Université de Montréal, il en coûte cinq fois moins cher de placer quelqu'un en logement social avec du soutien communautaire que de le mettre en prison. Il est logique de croire que les sommes consacrées à la judiciarisation seraient beaucoup mieux investies dans des programmes sociaux.

Même si le discours sur l'itinérance a changé en mieux au cours des dernières années, même si le Service de police de la Ville de Montréal a fait des efforts qui se traduiraient par une baisse du nombre de contraventions données aux sans-abri, Roach demeure sceptique quant à la volonté réelle des autorités de s'occuper du problème autrement qu'en le camouflant. Et il a raison de l'être. Un trop grand nombre de sans-abri continue de recevoir des liasses de contraventions inutiles. Comme si on voulait les punir d'être pauvres et dans la rue. Comme si on leur reprochait de gâcher l'image léchée de ville prospère que l'on aimerait projeter.

Plus grave encore que les contraventions, il y a le message qu'elles envoient, souligne avec justesse Bernard St-Jacques, du Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal. Un message d'intolérance, qui trahit un désir de chasser le sans-abri de l'espace public. Pourquoi?

«J'ai rien à me reprocher, confiera le sans-abri Mario Paquet à l'aspirant ministre de l'Itinérance. Sinon de respirer au mauvais endroit, peut-être.»

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Le film Les tickets sera présenté à Montréal les 14 et 15 octobre dans le cadre du Festival du nouveau cinéma (www.nouveaucinema.ca). La représentation du 15 octobre sera suivie d'un débat en présence du réalisateur.