L'histoire se passe dans un marché bondé de Foshan, dans le sud de la Chine. Une fillette de 2 ans échappe à l'attention de ses parents. Elle est renversée par une camionnette blanche. Le chauffeur semble s'être aperçu que quelque chose ne va pas. Il freine, puis redémarre aussitôt, écrasant de plus belle le corps de l'enfant.

Son explication comptable, livrée plus tard à la police, glace le sang: «J'ai pensé que ça me coûterait moins cher si elle était morte.»

Ce qui glace le sang encore davantage, c'est la réaction des passants. Ou plutôt l'absence de réaction. Au moins 18 personnes sont passées, à pied ou en voiture, à côté de la fillette qui agonisait dans la rue. Aucune ne s'est arrêtée. Un deuxième camionneur a même roulé une autre fois sur le corps de l'enfant. C'est finalement une femme âgée qui ramassait des ordures qui a porté secours à la fillette. Mais il était déjà trop tard.

Les images horribles, captées par une caméra de surveillance jeudi dernier, ont été diffusées sur le web. La vidéo a ramené à ma mémoire une scène qui m'avait troublée dans les rues de Delhi, il y a plusieurs années. Sur le trottoir, j'avais vu un homme étendu de tout son long, visiblement mort. La bouche ouverte, les yeux fixant le vide, des centaines de mouches à son chevet. Les passants, eux, l'enjambaient comme si de rien n'était. L'homme était mort, mais la vie continuait, ce qui ne faisait qu'ajouter à l'horreur.

Cette fois-ci, la scène est d'autant plus horrible que l'on se dit que la fillette aurait pu être sauvée. C'est l'indifférence qui l'a condamnée. La vidéo insoutenable, vue par des millions d'internautes en Chine et ailleurs dans le monde, a suscité l'indignation et ébranlé l'opinion publique chinoise. Après l'indifférence vint l'examen de conscience. Comment expliquer une telle apathie? La société chinoise est-elle gravement malade? L'entraide et la solidarité y sont-elles des valeurs en voie de disparition? L'égoïsme est-il une conséquence d'un développement économique rapide? Est-ce la conséquence d'un jugement récent qui a transformé tout bon Samaritain en suspect potentiel devant verser une compensation à la personne qu'il a voulu aider?

«Tout ça, c'est vrai», me dit Robert Sévigny, psychosociologue qui a fait plusieurs séjours en Chine dans le cadre de ses recherches. C'est vrai et, en même temps, ça n'explique rien. Cela ne rend pas le sort de cette fillette moins révoltant.

Certains ont vu dans ce drame une dureté héritée de la révolution culturelle sanglante des années 60 et 70. Une époque où il valait mieux, pour éviter les ennuis, se méfier de ses voisins et ne jamais s'occuper de ce qui ne nous regardait pas. Une époque où chaque édifice avait sa «boîte de délation», que ce soit pour dénoncer M. Untel qui a osé parler à un étranger sans autorisation ou Mme Unetelle qui est alcoolique. «Mais je ne pense pas qu'on aurait laissé à l'époque une petite fille dans cet état-là», dit Robert Sévigny.

Aujourd'hui, le contexte social est très différent. Les boîtes de délation ne servent plus. «Le chacun-pour-soi est revenu autrement, dans la lutte pour le développement économique, pour l'argent», note le psychosociologue.

Cela dit, l'indifférence mise en lumière par cette histoire n'illustre pas un trait national propre au peuple chinois. Il n'y a d'ailleurs pas «une» société chinoise, mais bien plusieurs Chine dans la Chine. «Des gens de compassion, j'en ai vu beaucoup lors de mes séjours en Chine», dit le professeur à la retraite. Et des histoires de gens blessés en pleine rue, ignorés par la foule, ne sont pas vraiment des exclusivités chinoises. Pour l'anecdote, le psychosociologue raconte qu'il connaît quelqu'un qui a vécu une histoire semblable... à New York.

C'est d'ailleurs un fait divers new-yorkais qui a servi à étayer ce qu'on appelle en psychologie sociale le syndrome Kitty Genovese. Le syndrome doit son nom à une femme assassinée devant chez elle, en 1964, dans l'indifférence. Les témoins étaient nombreux, mais ils seraient demeurés trop longtemps passifs, chacun se disant que quelqu'un d'autre s'était sans doute déjà chargé d'appeler des secours. Personne ne s'est senti vraiment responsable.

Il y a là malheureusement un réflexe d'indifférence qui n'est pas que chinois, ça va de soi. Aussi scandaleuse soit-elle, la triste histoire de la fillette écrasée ne nous autorise pas à tirer des conclusions simplistes, avertit le psychosociologue. «Le plus dangereux, ce serait d'en faire une chinoiserie.»