«Je suis arrivé ici dans l'espoir de venir mourir...»

C'est ce que Gilles m'a dit quand je lui ai demandé comment il avait atterri à la Maison du Parc. C'est un peu étrange de mettre «espoir» et «mourir» dans la même phrase, non?

«Ce que je veux dire, c'est que je suis arrivé ici dans l'espoir de venir mourir, mais pas tout seul», a repris doucement l'homme de 46 ans, en insistant sur les trois derniers mots. «Pas tout seul.»

La Maison du Parc est une des dernières maisons d'hébergement communautaire pour les gens atteints du sida à Montréal. Quand elle a voulu ouvrir ses portes, il y a 20 ans, dans cette jolie maison victorienne devant le parc La Fontaine, il lui a fallu affronter une levée de boucliers. Une pétition anonyme a circulé dans le quartier. Les gens ne voulaient pas de sidéens dans leur cour. Ils avaient peur. Bêtement peur.

Ils avaient peur. Mais sûrement pas aussi peur que ceux qui venaient d'apprendre qu'ils avaient le sida. À l'époque, les gens apprenaient leur diagnostic et se retrouvaient à la morgue peu de temps après. La Maison du Parc offrait essentiellement des soins palliatifs. Et une certaine dignité.

«Les gens venaient ici pour mourir», raconte Catherine Breton, directrice de la maison. Comme infirmière, Catherine a accompagné jusqu'à leur dernier souffle plusieurs condamnés du sida. Ils étaient le plus souvent seuls. Elle leur tenait la main jusqu'à la fin. Ils venaient mourir, oui. Et elle, qui s'attachait à eux, mourait chaque fois un peu avec eux. Mais au moins, ils ne mouraient pas seuls.

Avec l'arrivée de la trithérapie en 1996, la situation a changé. Des traitements de plus en plus performants ont permis d'éloigner de plus en plus la mort. Les patients reçus à la Maison du Parc sont un peu moins malades. Ils ne viennent pas nécessairement mourir ici. Ce qui ne veut pas dire que leur vie est rose pour autant. Misère sociale, pauvreté extrême, toxicomanie, problèmes de santé mentale, problèmes de rejet... Les personnes atteintes du sida portent souvent tout ça sur leurs épaules.

Malgré des traitements qui donnent de plus en plus d'espoir, le sida demeure une maladie chronique et épisodique très grave. À la Maison du Parc, on s'inquiète plus que jamais de la banalisation de la maladie. On s'inquiète du fait que la lutte contre le sida soit devenue une cause poussiéreuse, trop souvent oubliée et toujours un peu honteuse. On s'inquiète de voir que l'on n'évite pas ce qui pourrait être évité. On s'inquiète de croiser des jeunes, ignorant tout de l'horreur de l'épidémie à ses débuts, qui croient à tort que le sida, «il n'y a rien là». Une pilule par jour et c'est réglé, pensent-ils.

«Les gens entendent dire que le sida ne tue plus comme avant. Et cela produit des effets pervers», note le Dr Benoît Trottier, médecin clinicien et chercheur à la clinique l'Actuel et au CHUM.

«Sur le plan de la prévention elle-même, le gouvernement a un peu démissionné. On ne voit presque plus de campagnes de prévention - ou, en tout cas, beaucoup moins qu'avant.»

Autre effet pervers: les gens ont moins peur de contracter le VIH et continuent donc de s'infecter. «On en voit de tous les âges, y compris des gens qui ont fait attention dans les 25 dernières années pour ne pas l'attraper.»

Ex-toxicomane, Gilles a été infecté par une seringue contaminée en 1997. Il sait que les séropositifs dans sa catégorie figurent en général au bas de l'échelle de ceux que l'on honore de notre compassion. En haut de l'échelle, les femmes qui ont été contaminées à la suite d'une transfusion ou qui ont été infectées à leur insu par un partenaire séropositif. Tout en bas, les junkies. «Il ne faudrait pas oublier que derrière chaque personne atteinte, il y a plus qu'une maladie. Il y a un être humain avec une histoire.»

L'histoire de Gilles? Une histoire tissée de misère. Famille pauvre et dysfonctionnelle. Un père qui meurt alors qu'il avait 6 ans. Problèmes d'intimidation dans sa jeunesse. Cancer de la glande thyroïde à 23 ans. C'est là qu'il a essayé de s'anesthésier en se défonçant les veines. L'anesthésie n'était qu'une illusion. Il s'est injecté la mort. Il a d'abord attrapé l'hépatite C, puis le sida. Il s'est prostitué pour remplir ses seringues. En 2007, il a été hospitalisé, le corps ravagé par des infections. Ses reins ne fonctionnaient plus. Son foie, dévasté par une cirrhose. Ses jambes, enflées et paralysées. «On m'a alors appris qu'il me restait quatre mois à vivre», raconte-t-il.

Quand il est arrivé à la Maison du Parc, on le croyait condamné. Il le croyait aussi. La chambre qui s'est libérée pour lui était celle de quelqu'un qui venait de mourir. L'ironie a voulu que ce soit quelqu'un qu'il connaissait. Son chum venait de mourir aussi. Il sentait son coeur tout aussi ravagé que son corps.

À la Maison du Parc, on s'est occupé de lui comme d'un être cher. On l'a nourri, on l'a soigné, on l'a écouté. Tant et si bien que Gilles a défié les pronostics. Il s'est remis à marcher, d'abord avec un déambulateur, puis avec une canne, puis sans rien. Il a pu quitter la Maison du Parc pour vivre dans un HLM. Il ose même rêver un peu. Partir en voyage, par exemple, pour la première fois de sa vie.

Les médecins lui interdisent de parler de miracle, mais il se sent bel et bien comme un miraculé. Et il sent qu'il doit ce miracle aux gens dévoués qui portent la Maison du Parc à bout de bras. Il sait que, quoi qu'il arrive, cette maison ne le laissera jamais tomber. Il sait qu'il y est à l'abri des préjugés toujours tenaces, 30 ans après la découverte du virus. Il sait qu'il ne mourra pas seul.

Ce n'est pas vrai que l'on ne meurt plus du sida, dit-il. Il en a vu plusieurs tomber avant lui. «Mais le fait de savoir que je vais bien mourir me permet de mieux vivre.»