De retour d'Égypte, où des manifestations contre le pouvoir militaire ont fait plus de 40 morts et 3000 blessés dans la semaine précédant les premières élections post-Moubarak, notre chroniqueuse nous présente son carnet de voyage.

La première image qui m'a happée en foulant la place Tahrir, c'est celle d'un enfant qui devait avoir 7 ou 8 ans, l'âge de mon fils aîné. En haillons, vendant du pop-corn dans une boîte colorée posée à l'arrière de sa bicyclette déglinguée. Comme si la place Tahrir était un grand ciné-parc dont il était le guichetier.

Ce jour-là, le film à l'affiche était tragique. Des affrontements entre le pouvoir militaire et des manifestants qui s'accrochent à leur révolution inachevée. Les pires violences depuis la chute d'Hosni Moubarak. Des morts et des blessés. De l'espoir et des larmes. Du gaz lacrymogène qui tue. Ce jour-là, les vendeurs de masques à gaz avaient plus de succès que les vendeurs de pop-corn. Quant au film, on ne sait pas comment il se termine.

Les arracheurs d'yeux

La deuxième image, celle qui m'a le plus troublée: les borgnes de la place Tahrir. C'est l'image qui reste quand je referme mes calepins.

Au début, dans le bordel ambiant, j'ai eu du mal à comprendre. Deux semaines plus tard, je ne suis toujours pas sûre d'avoir compris. Tant de barbarie. Tant de courage aussi.

Je voyais de la fumée s'échapper de la rue Mohamed Mahmoud, tout près de la place Tahrir, où se concentraient les combats entre les insurgés et les forces de l'ordre. Je voyais des gens déferler les yeux aspergés d'un liquide blanc destiné à atténuer les effets du gaz lacrymogène. J'en voyais d'autres avec des bandages de pirate sur les yeux. Puis, j'ai croisé une journaliste égyptienne, des lunettes protectrices en caoutchouc sur le nez. Ces lunettes que l'on met sur les chantiers de construction. Elle m'a dit qu'au moins une vingtaine de ses collègues avaient perdu un oeil dans ce qui semblait être une tactique délibérée des forces de l'ordre.

On soupçonne les militaires d'avoir donné l'ordre barbare de tirer dans le but d'éborgner. Dans le but de punir, d'intimider, de museler. On a commencé à parler de policiers «arracheurs d'yeux». Une vidéo circulant sur YouTube montre un officier qui tire à plusieurs reprises sur les manifestants et reçoit les félicitations d'un collègue. «C'est dans son oeil! Bravo, mon ami!»

Ils voulaient intimider. Mais ils n'ont pas réussi. Commentaire du vidéaste Ahmed Abdel Fattah, du journal indépendant Al Masry Al Youm, déterminé à retourner sur le terrain après avoir reçu une balle de caoutchouc dans l'oeil: «Nous sommes les yeux de l'Égypte. Nous ne pouvons pas les laisser aveugler le pays en entier.»

En tout, une soixantaine de manifestants ont subi le même sort, selon des données compilées par Human Rights Watch. Le plus célèbre est Ahmed Harara, dentiste de 31 ans, devenu malgré lui un héros de Tahrir. Il a perdu un premier oeil en janvier, lors du soulèvement contre Hosni Moubarak. Il a perdu l'autre en novembre, lors des manifestations contre le pouvoir militaire. Ce qui ne l'a pas empêché de revenir manifester place Tahrir. Aveugle, guidé par ses amis. Une façon de dire aux arracheurs d'yeux qu'ils ne seront jamais des arracheurs d'espoir.

Ne rentrez pas chez vous, les filles

Je n'ai pas digéré l'avertissement empreint de paternalisme de Reporters sans frontières qui a recommandé de ne plus envoyer de femmes couvrir le soulèvement de Tahrir. Trois journalistes ont été agressées, rentrez donc chez vous, les filles. On n'a pourtant pas pensé une seconde servir le même avertissement à tous ces hommes journalistes qui ont perdu un oeil ou qui ont été tabassés. Leur travail n'est pourtant pas moins difficile que celui des femmes.

Reporters sans frontières s'est ravisé par la suite, mais le mal était fait. Qu'un organisme censé défendre la liberté de la presse fasse exactement le contraire en cédant à l'intimidation et en entonnant de vieux refrains sexistes, voilà qui est lamentable.

On en parle peu, mais il y a aussi des avantages à être une femme reporter dans un pays comme l'Égypte où la mixité ne va pas de soi. Être une femme permet de recueillir plus facilement les témoignages d'autres femmes. Se priver du travail des femmes, c'est se priver de la voix de la moitié de la population dans des pays où ces voix sont déjà trop peu entendues.

Le harcèlement et le voile

J'ai couvert mes cheveux une seule fois durant mon reportage en Égypte. C'était le jour où j'ai croisé par hasard la reporter française Caroline Sinz, qui a été agressée près de la place Tahrir. Suivant ses conseils, j'ai transformé un foulard ordinaire en voile de fortune. Loin de me permettre de me fondre à la masse de la place Tahrir, j'ai eu l'impression d'attirer davantage l'attention avec mon foulard de touriste contrariée. Quand de jeunes hommes nous accueillent le regard torve en disant: «Welcome to Egypt», c'est généralement mauvais signe.

Le lendemain, je suis sortie tête nue comme le font encore, malgré tout, bon nombre d'Égyptiennes, de plus en plus minoritaires. Je n'ai pas été embêtée. Ce qui ne veut pas dire que personne ne l'a été. Les agressions dont ont été victimes trois femmes journalistes ne font qu'illustrer ce que vivent un trop grand nombre d'Égyptiennes au quotidien.

Heureusement, de plus en plus de voix s'élèvent pour dénoncer le harcèlement et lutter contre son acceptabilité sociale. Place Tahrir, alors que l'on rapportait un nombre croissant d'agressions, des hommes ont formé des chaînes humaines autour de manifestantes pour éviter qu'elles soient harcelées, tandis que des militants du site harrassmap.com invitaient les manifestantes à dénoncer les harceleurs en envoyant un SMS. Des attouchements aux violences sexuelles les plus graves, tous les cas sont ensuite répertoriés sur une carte. La place Tahrir y est marquée d'un énorme point rouge. Jusqu'à présent, 64 cas de harcèlement y ont été signalés.

Une femme pour Muhammad

Muhammad, mon «fixer» égyptien, et moi étions en train d'arranger une entrevue avec un candidat des Frères musulmans. Le téléphone de Muhammad a sonné. Il a souri. Je me suis demandé ce qui le faisait sourire comme ça. Le maréchal Tantaoui avait-il démissionné, comme le réclamaient les manifestants de la place Tahrir? Je n'y étais pas du tout.

«Mon frère m'a trouvé une femme!», a-t-il dit en raccrochant.

C'est bien beau, la révolution, mais la vie continue. Muhammad, la jeune trentaine, dit qu'il commence à être considéré comme un vieux garçon. Sa famille fait des pressions pour qu'il se case. Il se cherche un bon mariage arrangé, comme c'est la norme en Égypte.

Il y a quelque temps, il a demandé la main d'une fille. Mais ça n'a pas marché. Une des raisons invoquées: elle n'aimait pas ses cheveux. Trop longs, disait-elle.

C'est ainsi qu'un matin, j'ai vu arriver Muhammad avec les cheveux coupés très courts. Il avait fait une autre demande en mariage la veille. Et puis? Et puis, non. «Son père ne veut pas qu'elle déménage au Caire.»

Muhammad avait l'air découragé. «Peux-tu demander à ton patron de me trouver une femme au Canada?»